16 octobre 2011

Femmes, engagez-vous et vite !


Par Danièle STAMBOULI

"L’évènement est inséparable de l’état des choses, des corps et du vécu dans lesquels il s’actualise ou s’effectue" Gilles Deleuze.
Les médias nationaux et internationaux furent unanimes à admettre, reconnaître la mobilisation massive des femmes tunisiennes lors de la Révolution. En témoignent leurs photographies à la une de magazines prestigieux. L’engagement absolu des femmes, aussi bien dans les territoires les plus reculés du pays que dans les grands centres urbains, n’a jamais failli pour faire tomber le dictateur honni, abhorré, Ben Ali et instaurer une démocratie de la dignité.
Elles ont, de concert avec les hommes, transformé la Tunisie en champ d’expérience d’un autre monde possible, en une co-création, celle de la fabrication du devenir individuel et collectif. Les femmes ont refusé l’assignation dévolue  par le moi social, bien encore souvent imprégné de normes restrictives : elles ont transgressé les interdits et affronté, grâce à une détermination nourrie de leur quotidien et une volonté d’autonomisation les balles, les matraques d’une police aux ordres, impitoyable. En exposant leurs corps à la brutalité des sbires de l’oppresseur,  elles leur ont conféré de nouvelles actualisations : intrusion, visibilité dans le champ politique et, plus marquant, libération de toute la société. Manifestation après manifestation, meeting après meeting, sit-in après sit-in, KasbahI, Kasbah II, les femmes ont retaillé leur rapport à l’Histoire pour une Tunisie pluraliste et inventé des modes d’existence à jamais émancipés de la dépendance, du bon vouloir d’un dictateur, d’un parti unique, d’un syndicat unique, tous « courroies de transmission ». Les femmes, âges et statuts sociaux confondus, ont aussi milité pour combattre ces zones où elles restent prisonnières de la loi. Leur surgissement en masse traduit une revendication profonde, celle d’une Tunisie où l’égalité en droit absolue Hommes/Femmes serait consacrée, d’où toute discrimination serait abolie. Les femmes ne cessent d’élaborer des nouveaux plans de pensée  afin que le discours féminin devienne signifiant.

Huit mois après le déclenchement de la Révolution, le rôle des femmes dans la prise de décision s’est-il accru, leur visibilité dans l’espace public est-elle plus patente, leur fonction au quotidien de mère nourricière, de reproductrice, s’est-elle transformée en femme productrice de sens ?
Le Gouvernement intérimaire a fait un pas en avant en faisant émerger sur la scène politique le concept de parité dans les partis politiques. Mais le peu de femmes inscrites dans des partis et les fichiers électoraux ôtent toute consistance à ce concept, d’ailleurs  décrédibilisé par ce même Gouvernement où ne siège actuellement qu’une seule femme, ministre des affaires de la famille. L’attribution de ce ministère à une femme s’inscrit dans la perception de celle-ci comme éducatrice, porteuse de valeurs de sacrifice, de dévouement … rien de neuf sous le signe de la révolution !

Et justement : faites une escale à la plage pendant cette période du Ramadhan. Elle se peuple rapidement à certains horaires. Au fait, qui s’y rend ?  Qui s’y installe ? Qui s’y amuse ? Qui plonge dans les eaux parfois calmes, parfois furieuses ? Qui se baigne ? Regardez autour de vous : 1, 2, 3, 4, 5, 50, 500 garçons seuls ou entre copains, 1,2, 5, 10, 20 filles ou plutôt fillettes encadrées par un père, un frère. Le nombre  de femmes en Tunisie dépasse celui des hommes. Où sont-elles ces femmes dont certains, idée lumineuse, souhaitent les voir fonder une coopérative et partager un seul homme en commun ? La réponse relève d’une évidence transmise par des siècles de soumission : femme, ton foyer d’abord quelque soient ton envie de vivre ta vie et tes compétences !

Passez devant un café : il déborde d’hommes qui, le repas terminé, se précipitent dans ces espaces appropriés par eux pour jouer aux cartes ou théoriser sur le devenir. Mais lequel ? Le leur, encore et toujours. Pourtant cette parole enfin libre et libérée des peurs, les femmes, leurs femmes, l’ont créée, l’ont modelée par leur résistance au despote.

Faiza Skandrani dans un article intitulé « Toutes et tous pour la levée des réserves à la CEDAW », s’indigne et accuse certains médias dont elle a répertorié les appels au mépris, au ré-enfermement et à la haine des femmes. A cette liste de la honte, il faudrait ajouter l’invisibilité quasi-totale des femmes lors des débats politiques organisés par les médias. Elles n’existent plus. Des péroreurs patentés parlent à longueur d’antenne sur des sujets sélectionnés par eux, forcément décisifs et  majeurs. Comble du déni d’innovation, d’un peuple à venir différent, les spots publicitaires continuent à jouer sur les stéréotypes et les clichés féminins. Les femmes, face aux représentations figées dont elles font l’objet de la part des professionnels des médias, complices des obscurantistes, ont-elles un droit de réponse ? Arrêtons de faire de la femme une exilée du territoire de la pensée et du vouloir, arrêtons de la réensevelir ! Assia Djebar écrit « les voiles invisibles sont plus épais que les voiles visibles ». Craignons d’atteindre un seuil d’indiscernabilité entre les deux paradigmes de cet énoncé, sinon nous risquons de nous retrouver sur une terre habitée de masques pour d’autres devenirs, plus féroces, plus odieux, plus liberticides.

Femmes, continuez de revendiquer, continuez de vous révolter contre les diktats patriarcaux. Saisissez l’évènement pour vous investir dans les partis, les syndicats, les associations militant contre vos ennemis. Les multiples histoires féminines individuelles et cruelles en Afghanistan, Iran, Irak, Yémen du Sud où les femmes disposaient de droits importants ne laissent aucun doute sur le dessein mortifère des obscurantistes. Chadortt Djavan, écrivaine iranienne exilée en France, écrit : «il n’y a pas d’islamistes modérés ou radicaux, il y a des islamistes », avec pour objectifs : le refoulement du vivant des femmes, la négation de leur étant. Que les écoles, les associations, les universités deviennent les vecteurs d’une révolution culturelle, celle de la formation de citoyens et citoyennes soucieux d’altérité, respectueux de l’autre pour un nouveau peuple, une nouvelle Tunisie où les acquis sociétaux seraient bien intériorisés, réactualisés - à jamais sauvegardés, assumés et vécus dans le champ social,  économique, politique et à l’intérieur de l’espace privé.

DS, Habitante de Monastir, Docteure en littérature comparée.