13 août 2012

La Constituante menace-t-elle le CSP ?

Cet article a été publié au journal La Presse, il y a un an jour pour jour (13/08/2011). Nos craintes formulées dans cette réflexion demeurent d’actualité. Constatez par vous-mêmes !
 «Il est encore des gens qui ne conçoivent pas que la raison doit s’appliquer à toutes choses en ce monde et commander toute activité humaine»- Habib Bourguiba lors d’un discours tenu à Tunis le 8 février 1961.


Promulgué le 13 août 1956 par un décret beylical puis entré en vigueur le 1er janvier 1957 avant même la rédaction de la Constitution par la Constituante, le CSP a aboli, entre autres, la polygamie, la répudiation, institué le divorce judiciaire et fixé l'âge minimum du mariage à 17 ans pour la femme. En lui accordant la pleine capacité juridique  —  c'est-à-dire celle de choisir son conjoint — il a révolutionné les pratiques conjugales et claniques en instaurant l’exogamie, principe en cohérence avec la volonté bourguibiste de  transformer une «poussière d’individus» en une nation.  Le CSP est l’acte phare le plus connu et reconnu du Premier ministre et futur président Habib Bourguiba. Conscient du conservatisme prévalant à l’époque, celui-ci devança la Constituante pour libérer la femme et lui restituer sa dignité. Cet acte fondateur posa la première pierre en vue d’édifier une société plus juste et égalitaire et en phase avec son époque pour mieux accompagner le développement économique du pays.
Bourguiba décrit le CSP comme étant «une réforme radicale» qui allait faire du mariage «une affaire de l’État, un acte qui doit être supervisé par le droit public et la société dans son ensemble».
A côté de ses actions dans le domaine de la santé, de l'éducation, Bourguiba a pu imposer dès 1964  un ambitieux programme de planification familiale, le premier  dans un pays arabe. Cette stratégie de limitation des naissances a franchi une étape importante avec la promulgation en 1973 d’un décret-loi organisant l’interruption volontaire de grossesse dans les trois premiers mois, une vraie révolution à l’échelle mondiale !  Les Tunisiennes ont compris très vite l’intérêt de ces méthodes tant sur  le plan de la santé reproductive que sur le plan du travail et de l’épanouissement personnel et familial. La connaissance et la pratique de la contraception en Tunisie sont quasi générales. Imaginons donc ce que serait notre pays sans cette politique de contrôle des naissances, il aurait doublé sa population tous les 25 ans, soit une vingtaine de millions d’âmes à nourrir et plus de 3 millions de chômeurs, situation impossible à gérer, où la misère remplacerait la pauvreté. Ce cas de figure existe, comme contre-exemple malheureusement, en Egypte, au Pakistan, Afghanistan, etc.
En 1973, Bourguiba tenta d'approfondir la réforme du statut personnel en proposant un projet de loi sur l'égalité successorale entre le frère et la sœur. Il dut faire marche arrière se heurtant  à la montée des courants conservateurs et face aux risques de réactions imprévisibles. Cet échec signa un net recul idéologique et politique du bourguibisme, car à cette époque les faucons du PSD devenus puissants commençaient à courtiser les courants salafistes pour soi-disant contrecarrer l’influence progressiste et laïque à l’intérieur du parti lui-même et celle des élites intellectuelles de gauche et d’extrême-gauche durement réprimées. Ce faisant, ils préparaient consciemment le lit de l’inculte et brutal Ben Ali, lequel ne manqua pas de donner des gages aux intégristes /salafistes au début de son règne. Les hommes et les femmes, inquiets de cette complicité, organisèrent un grand meeting de protestation à l’espace Theatro à Tunis et recueillirent sur le champ plus de cinq mille  signatures en faveur du CSP déjà menacé par Ben Ali pour privilégier  sa vie privée au détriment de l’ensemble de la société … avec la bénédiction de ces mêmes obscurantistes !
La question féminine est un thème récurrent en Tunisie. Dès 1868, Kheireddine  Pacha considérait que l’avenir de la civilisation islamique était lié à sa modernisation. En 1897, le cheikh Mohamed Snoussi publia  L’épanouissement de la fleur ou étude sur la femme en islam» où il promeut l’éducation des filles. Quinze ans plus tard, Abdelaziz Thâalbi, César Benattar et Hédi Sebaï publient L’Esprit libéral du Coran  qui plaide en faveur de l’éducation des filles et de la suppression du hijab.
En 1930, Tahar Haddad, lui-même influencé par ce courant réformiste, publia  Notre femme dans la charia et la société. Il démontre dans ce document de référence la compatibilité entre Islam et modernité et l’égalité absolue entre l’homme et la femme et surtout en matière successorale.
La situation issue du 14 janvier crée un bouleversement de  l’échiquier politique et un vide institutionnel sans précédent. Seules les formations salafistes tirent bénéfice de cette anarchie institutionnelle. Les hésitations et l’amateurisme du premier chef de gouvernement de la transition plombent le pays ; comble de  maladresse, quand ce même Premier ministre, poussé par la colère des indignés de la Kasbah II à la démission, proposa, sans consulter quiconque, la tenue d'une Constituante : quelle catastrophe ! Tous ces éléments ont fait naître la confusion dans les esprits et le désordre politique dans le pays. Malheureusement, personne, au sein de la classe politique actuelle, n’est en mesure ou ne désire inverser le cours de la feuille de route, sauf en cas de sursaut républicain et populaire. Les Tunisiens et Tunisiennes, en boudant massivement la campagne des inscriptions sur les listes électorales donnent déjà un avertissement sans ambiguïté. Affirmer que le Tunisien n’est pas mûr pour la démocratie revient à adopter une théorie  essentialiste développée par tous les mouvements d’extrême-droite. C’est une insulte suprême envers le peuple tout entier. Ce dernier a pris une position claire contre la Constituante et refuse l’idée d’une telle consultation car le choix d’une Constituante pour «débénaliser»  le pays et en préparer un avenir prétendument radieux l’incluant dans la modernité s’avère périlleux sinon producteur d’effets pervers en plongeant le pays dans l’inconnu et l’impasse. Les partis politiques brouillent  les cartes et les citoyens et citoyennes, assistent  à des alliances contre-nature : des partis, en apparence progressistes, se rallient à des formations salafistes dont les objectifs politiques sont à géométrie variable mais bien ciblés : la femme et son retrait du champ public.
A cela s’ajoute  la complicité explicite de certains médias qui invitent à l’envi des formations politiques de référence islamique et négligent les formations progressistes, féministes et  républicaines. L’Association Egalité et Parité mène un combat sans merci contre cette connivence opportuniste des médias avec le courant obscurantiste. Le «4e pouvoir» ne sortira pas indemne de cette collaboration. Si le peuple tunisien, compte tenu de sa modération, n’a pas jugé bon de demander des comptes aux journalistes qui ont fabriqué l’image de Ben Ali, rien n’indique qu’il fermera à nouveau les yeux.
La Tunisie a réussi un combat magnifique en chassant le dictateur-usurpateur Ben Ali. Cette action héroïque, exemplaire doit être concrétisée et complétée par un acte fondateur, se déclinant, selon nous  en trois axes :
·        Au regard de la désaffection des populations concernant les inscriptions dans les fichiers électoraux, l’insécurité prévalant dans le pays, les incivilités permanentes, la transgression des lois, la classe politique est invitée à prendre ses responsabilités historiques pour mettre fin à l’épisode de la Constituante et la remplacer par des élections législatives et un référendum sur un projet de Constitution, solution peut-être moins spectaculaire mais plus démocratique, plus lisible, facile, rapide, garde-fou contre l’inconnu et le marchandage annoncé sur les droits des femmes. Or, il n’y a rien à négocier avec des gens qui brandissent la Charia, en lieu et place de la raison.
·        Etablir rapidement des dispositions juridiques pour combattre la violence à l'égard des femmes aussi bien dans la sphère publique que dans la sphère privée en criminalisant particulièrement : la violence psychologique, le harcèlement, la violence physique. En premier lieu, la Tunisie post 14-Janvier doit lever les réserves et appliquer la Convention internationale pour l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'encontre des femmes, à l’instar du Maroc.
·        Rendre les médias publics (radios et télévisions) au peuple tunisien pour assurer une réelle et objective couverture de son vécu et non le caricaturer à longueur d’émissions et de feuilletons redondants de stéréotypes visant à masquer l’évolution de la société et du rôle de la femme en particulier. Cesser de pratiquer la désinformation et d’encourager la haine entre les régions par des informations très séquentielles, forcément partisanes et déconnectées de la situation d’ensemble du pays. A ce sujet, nous proposons de mettre immédiatement en place des dispositifs de contrôle citoyen sous forme d’un Conseil d’administration et de monitoring pour chaque institution,  formé à parité égale entre hommes et femmes provenant de la société civile et de personnalités indépendantes. Autrement, rien ne justifie un financement public de ces médias.

Le CSP est un acquis non négociable, bien au contraire, il faut l’harmoniser avec tous les traités et conventions ratifiés par la Tunisie, et ce, avant la rédaction de la prochaine Constitution. Toute tentative de régression en matière de droit des femmes entraînera  automatiquement celle de la société tout  entière. Le peuple qui a eu le courage de chasser Ben Ali et ses sbires se mobilisera pour défendre ses acquis sociétaux.

Terminons avec ce  proverbe arabe : « Qui veut faire quelque chose trouve un moyen. Qui ne veut rien faire trouve une excuse.»
Mustapha STAMBOULI (13/08/2012)