L'aménagement du territoire, outil de souveraineté nationale


La Tunisie, depuis son indépendance, a opté pour une programmation réfléchie de ses actions en matière de développement se basant sur des choix sectoriels et surtout sur une planification territoriale à travers le schéma national d'aménagement du territoire (Snat), outil privilégié pour mettre en cohérence les politiques sectorielles avec les capacités et les atouts territoriaux.
Le Snat constitue un document censé proposer sur l'échelle de temps d'une génération une stratégie, des nouvelles orientations, des politiques et une approche innovante en matière d'équipement du territoire et de préservation des ressources, en particulier l'eau, le sol et l'énergie, richesses rares et épuisables. Le Snat est une déclaration d'engagement de la part de l'Etat vis-à-vis des investisseurs nationaux et étrangers et davantage des régions et communes, en d'autres termes, un engagement ferme vis-à-vis du peuple tunisien.
Les études du dernier schéma ont été mises en chantier en 1995; malheureusement, le régime déchu les a ignorées et marginalisées.
Pour preuve, le document final n'a jamais vu le jour officiellement. Les documents du Snat sommeillent dans les tiroirs de la Direction générale d'aménagement du territoire (Dgat).
En toute logique, le schéma directeur aurait dû être adopté par le Conseil des ministres courant l'année 2000 et approuvé à l'assemblée "virtuelle" des députés par une loi-cadre contraignant le pouvoir public à se conformer et honorer ses engagements inscrits dans ce document et programmer les ressources publiques au profit d'actions utiles et opportunes pour l'économie tunisienne.
A l'inverse, le régime de Ben Ali, à travers des institutions béni-oui-oui (dont les responsables sont toujours acteurs influents) et des conseillers arrogants et peu scrupuleux du Palais de Carthage a mis en place d'autres politiques partisanes au bénéfice d'une mafia ne reculant devant rien, comme l'illustrent l'aéroport d'Enfidha et les infrastructures l'entourant. Ce projet n'a jamais figuré, à ma connaissance, dans un document de planification territoriale, comme l'atteste la dernière version du Snat, laquelle mentionne l'agrandissement et l'extension de l'aéroport Habib-Bourguiba de Monastir et celui de Tunis-Carthage afin d'augmenter leur capacité d'accueil des passagers (respectivement de 3,5 à 5 millions, et de 5 à 7,5 millions).
Le document initial du Snat établi à la fin de l'année 1999 a été vidé de sa substance par des versions récurrentes  (déformations, amputations et rajouts), le rendant incompréhensible, peu exploitable voire inutile.
Dans la perspective du changement engagé par la révolution et compte tenu de la présence d'acteurs nouveaux sur la scène nationale, j'en appelle à une concertation élargie afin d'établir une nouvelle étude du Snat se basant sur :
– Des statistiques et données fiables reflétant la Tunisie réelle et non truquée de Ben Ali.
– Une photographie et un inventaire socioéconomique du pays : pauvreté avoisinant les 25%, taux de chômage d'environ 30%, secteur informel grandissant détruisant notre tissu industriel et nos entreprises qui payent leurs impôts et les charges sociales pour leurs employés.
– Des termes de référence établis par un panel d'experts tunisiens ayant des compétences certaines,  d'une part, et approuvés par un comité de pilotage formé par tous les partis politiques et institutions de l'Etat, d'autre part.
Pour mener à bien cette œuvre utile à l'avenir du pays, il faudrait rapidement réhabiliter, voire rénover l'institution de l'aménagement du territoire, car la Dgat, version actuelle, est devenue une institution caduque, vieillissante, dépourvue d'expertise et ne correspondant en rien à la hauteur de la mission d'organisation et d'aménagement du territoire.
A titre de proposition, je suggère que la Dgat devienne une agence autonome, compte tenu de ses interventions transversales, pourvue d'un conseil d'administration formé par les forces vives de la nation (représentants des ministères-clés, communes, Ugtt, Utica, instituts de recherche, universités, partis politiques, ONG et experts indépendants). Ce conseil d'administration veillera au bon fonctionnement de cette agence et de son indépendance et approuvera les contenus des études réalisées ou supervisées par cette dernière. Le cadre exécutif de cette agence serait composé d'un directeur général et d'un groupe d'experts planificateurs multidisciplinaires confirmés (sociologues, juristes, aménageurs, urbanistes, ingénieurs des transports multimodaux, agronomes, environnementalistes, hydrogéologues, etc.) et d'une unité de traitement de l'information géographique, outil idéal et obligatoire pour générer et évaluer rapidement les scénarios de développement et les impacts des actions projetées sur le milieu naturel et social. A ce dispositif classique, il conviendrait de prévoir une unité de communication pour mieux expliquer et vulgariser les concepts, la fonction de l'aménagement du territoire et les résultats des études entreprises par cette agence. A cela, il faudrait ajouter une  plateforme de formation des cadres régionaux et locaux dans le domaine de la planification sectorielle et territoriale, discipline rarement enseignée  dans les universités. L'agence aura aussi l'obligation d'encadrer des thèses de doctorat afin de bâtir un pont avec les jeunes chercheurs s'apprêtant à quitter le monde virtuel des universités.
Cette institution devra fonctionner d'une manière indépendante des lobbies nationaux et internationaux et refuser toute ingérence dans ses choix et sa philosophie, et son financement être impérativement national.
Toute infiltration extérieure à travers des modes multiples (expertises, financements, conseils, etc.) mettra en cause l'objectivité et l'impartialité de cette institution. Qui mieux que des nationaux sont à même d'identifier, d'analyser, d'évaluer et de répondre à nos besoins en matière d'aménagement du territoire national.
Sous prétexte d'aider la Tunisie, certaines institutions internationales tentent de s'ingérer,  par le biais de financements liés dans les choix fondamentaux de la planification territoriale du pays. Soyons vigilants, si nous voulons préserver notre souveraineté.
Ce qui précède n'implique aucun repli, bien au contraire. La Tunisie, ayant acquis et cumulé une expérience inégalée parmi les pays émergents dans le domaine de la planification territoriale grâce à ses prestigieux bureaux d'études, à ses experts et consultants indépendants, souhaite avoir des rapports de partenariat avec les pays du Nord. De plus, la Tunisie pourrait servir de relais et d'articulation pour une coopération triangulaire Nord-Sud-Sud afin d'appuyer et aider nos frères arabes et africains dans l'élaboration de leurs documents de planification.
Selon ce schéma, les pays du Nord pourraient mobiliser les moyens financiers et technologiques et la Tunisie son expérience et ses compétences techniques.  De cet échange d'expertises triangulaires naîtront de nouveaux  concepts et approches profitables à l'ensemble des partenaires pour un développement juste, équitable et complémentaire.
Mustapha Stambouli/ Ingénieur Enit/Epfl, expert international en planification de développement. Article publié au journal La Presse du 13/06/2011

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