Pour une Constitution et non une Constituante


Par Mustapha STAMBOULI
Depuis le 14 janvier 2011, les Tunisiens et Tunisiennes vivent séquentiellement des situations de non-dits, de confusion, d'hésitation, de pseudo-consensus, d'espoir et de crainte. Ils revendiquent la vérité maintenant, toute la vérité sur toutes les usurpations et agissements du clan Ben Ali durant les 23 ans de pouvoir dictatorial; ils exigent aussi de connaître toute la vérité depuis l'insurrection jusqu'au départ forcé et contraint de Ben "Avi". Le peuple tunisien, fier de ses acquis sociétaux, réclame haut et fort un projet de société républicain avec une option franche et claire pour la démocratie directe, participative et solidaire où il sera l'unique architecte de son présent et de son avenir.

Ben Ali a failli, grâce aux stratagèmes de ses conseillers peu scrupuleux  de Carthage, pulvériser le ciment qui liait les Tunisiens et Tunisiennes entre eux pour en faire une "poussière d'individus" et tenté de balayer tous nos repères culturels et moraux. Il a réussi à installer une société fondée exclusivement sur la consommation, vidée de tout contenu culturel avec pour seul objectif  la création d'un marché pour son clan et ses affidés, aidés, en ce sens et malheureusement, par des zélés et des inconditionnels placés  au cœur de l'appareil de l'Etat, lesquels ont dispensé cette quasi-mafia de payer dans des proportions importantes les droits de douane, les impôts sur les sociétés et le remboursement de la TVA et autres taxes et, plus dommageable encore, les charges sociales. Le peuple tunisien exige la vérité sur cette évasion fiscale que nous estimons à plusieurs milliards dont un tiers a été transféré aux banques européennes, nord-américaines et arabo-golfiques avec la complicité des  autorités policières et douanières étrangères. Cette évasion a causé des déséquilibres énormes et insupportables pour le budget de l'Etat et les collectivités locales. Cet état de fait a poussé l'Etat à s'endetter toujours davantage et à faire porter le poids de la dette sur la masse déjà défavorisée par l'imposition indirecte, les bas salaires, la généralisation du chômage et du commerce informel.

Cette situation a rendu la Tunisie ingérable, "obligeant" les inconditionnels de Ben "Avi", de l'extérieur comme de l'intérieur, et même certains parmi ses proches, à se débarrasser de lui en mettant en scène un scénario diabolique et hollywoodien d'une rébellion très bien orchestrée et affreusement exécutée aboutissant à un coup d'Etat déjoué  par la vigilance et le sens républicain de notre armée qui a transformé ce complot en libération et succès pour le peuple tunisien. Le général Seriati, l'homme fort du régime Ben Ali arrêté sur ordre de l’ancien ministre de la Défense,est en mesure  de fournir aux Tunisiens des éléments capitaux pour la connaissance de la vérité sur cette manigance, les non-dits et tabous à propos de cette révolte. Les témoignages du même ex-ministre sont en mesure de nous instruire sur la vérité, laquelle pourrait constituer une base pour redémarrer le pays, car depuis le 14 janvier, la Tunisie fait du surplace et ne parvient pas à prendre son envol par crainte de tomber de nouveau dans un "guet-apens" style 7 novembre 1987 quand les putschistes ont "débarqué" le Président Habib Bourguiba. 
Par ailleurs, les hésitations du dernier Premier ministre de Ben Ali, lors du "dégagement" du dictateur, sa référence au fameux article 56 de la Constitution l'installant pour une demi-journée sur le trône présidentiel  puis les scènes vaudevillesques de la dernière séance plénière du Parlement dont le peuple tunisien garde un souvenir cauchemardesque et, comble de  maladresse, quand ce même Premier ministre poussé par la colère des indignés de la Kasbah II à la démission, proposa, sans consulter quiconque, la tenue d'une constituante; quelle bourde ! Tous ces éléments ont fait naître la confusion et le désordre politique dans le pays. Ni les contributions de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution, ni les initiatives et décisions du gouvernement actuel n'ont pu assainir les faux pas  et errements de l'ex-Premier ministre de Ben "Avi".

Le choix d'une Constituante pour "débénaliser" le pays et lui préparer un avenir cohérent l'incluant dans la modernité s'avère périlleux sinon producteur d'effets pervers en plongeant notre pays dans l'inconnu : le système retenu pour les élections de la Constituante, le refus d'un pacte républicain par une majorité dans la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution, plus grave encore, le rejet d'une limite de temps de cette Constituante anticipent un pouvoir monocolore forcément opposé au pluralisme (un exécutif et un législatif de la même  coalition, n'est-ce pas une nouvelle dictature?). Tout annonce que ce pouvoir monocolore conduira à l'instabilité et au retour à la case départ,  c’est-à-dire  avant le régime séculier bourguibien.

Pour éviter ce blocage, une alternative est toujours possible tout en respectant les désirs des uns et des autres :
- Option I : appeler, par un décret présidentiel, à des Etats généraux des partis politiques reconnus et des forces vives de la Nation pour rédiger un projet de Constitution, sur la base du pacte républicain en cours d'élaboration par la Haute Instance et le soumettre à référendum populaire le 23 octobre 2011, date consensuelle  dégagée lors du conclave du 5 juin dernier. Un délai de 45 jours pourrait suffire pour confectionner le projet de Constitution. L'expertise tunisienne en droit constitutionnel fera le nécessaire se rapportant aux aspects techniques et à la cohérence des textes.
- Option II : appeler à des élections des représentants d'une Instance nationale pour la confection de la Constitution  (Incc) qui aurait un mandat unique : l'élaboration d'un projet de Constitution, sur la base du pacte républicain. Ce projet devra être préparé dans un délai maximum de 3 mois et ce document sera soumis à référendum populaire dans un délai ne dépassant pas les 45 jours. La date du 23 octobre 2011 peut être retenue pour les élections de l'Incc et le 20 mars 2012 pour le référendum populaire.
Quelle que soit la variante adoptée, l'exécutif sera assuré par un gouvernement consensuel dans la continuité de celui de Maître Béji Caïd Essebsi jusqu'à l'élection du prochain Parlement, en conformité avec le consensus national.

Ce processus aura le mérite de clarifier les enjeux politiques et de dissiper tous les malentendus. Il offre rapidement au pays une Constitution républicaine et avant-gardiste prenant en compte les aspirations du peuple tunisien, lequel aimerait obtenir une part de démocratie directe par le biais de  l'introduction du droit à la pétition référendaire en parallèle avec la démocratie représentative, un pouvoir de proximité fort et efficace responsable devant  sa base de citoyens et citoyennes, un système judiciaire totalement indépendant de l'exécutif en renonçant à l'archaïsme du modèle français inadapté aux besoins actuels et s'inspirant davantage du modèle anglo-saxon moins dogmatique et plus rapide dans ses procédures. De plus, l'introduction du principe de l'élection des procureurs de la République par les citoyens constituerait une avancée démocratique. Cette Constitution témoignera de son époque, le XXIe siècle, et englobera des dispositions afin de garantir le développement durable de nos ressources naturelles et de notre environnement en prohibant, en particulier, le nucléaire pour la production de l'énergie en vue de préserver notre pays de toute tentative étrangère cherchant à nous l'imposer. Le droit à la dignité par le travail, le logement décent, l'éducation, la santé, y compris la prise en charge de la dépendance, devront être inscrits dans cette Constitution. Rendre obligatoire le service militaire actif pour tous les Tunisiens et Tunisiennes, école de citoyenneté par excellence et ciment de l'unité nationale, criminaliser l'évasion fiscale, comme aux Etats-Unis d'Amérique, seul moyen pour renflouer les caisses de l'Etat et nous éviter un endettement mortel et une mise sous tutelle du pays, autre forme de colonialisme, assurer l'égalité absolue homme-femme, unique moyen d'émanciper la société tunisienne et en application des chartes et traités internationaux, instaurer un Etat réellement séculier séparant le religieux du politique: voilà des impératifs à faire figurer dans notre Constitution, miroir de la Révolution.
Aujourd'hui, le défi auquel est confrontée la Tunisie s'annonce gigantesque. Si nous  continuons à faire "du surplace" et  jouer au jeu de l'autruche, nous risquons le pire et … dans ce cas, le pire signifie l'installation d'une nouvelle dictature, encore plus féroce et pour 23 ans encore. Notre seul salut réside dans le fait de doter notre pays d'une Constitution sans la mise en place d'une Constituante, la toute démagogique, bonne/fausse idée. Seule cette stratégie pourra déjouer le complot diabolique de nos ennemis de l'intérieur comme de l'extérieur et fera de notre révolte une révolution qui sera la fierté des générations futures et posera la première pierre d'une  reconfiguration géopolitique du monde.
Mustapha STAMBOULI : Ingénieur Enit/Epfl, expert international