Par Mustapha STAMBOULI
"Le désordre est le meilleur
serviteur de l'ordre établi". Jean-Paul Sartre
Depuis
le déclenchement de la révolte, la Tunisie a traversé trois grandes
étapes : i-soulèvement du peuple et "dégagement" de Ben Ali, période caractérisée par une
situation de non-dits, de confusion, de pleurs et de joie ii- ratage du
transfert du pouvoir et ‘dégagement’ de Mohmed
Gannouchi sous pression des indignés de la Kasbah, période de flou politique marquant,
du moins pour l’instant, le futur de la Tunisie, iii- installation de la
transition basée sur le consensus et émergence de "la
real politik" et du compromis prônée par Me Béji Caid Essebsi.
Cette transition est jalonnée par l’inflation des partis politiques, une
dégradation de la sécurité, l’effondrement économique, l’investissement de l’espace public et
médiatique par les salafistes mais aussi par des initiatives positives telle que la signature de plusieurs protocoles
internationaux dessinant une autre ‘carte’ juridique de notre pays, sans
oublier la concrétisation dans le vécu des libertés individuelles et
collectives.
L’évaluation
de la transition et de ses acteurs s’avère un exercice délicat mais nécessaire
pour faire le point sur les actes importants
et les décisions prises, analyser le processus engagé pour la "débenalisation"
du pays et faire des propositions adéquates en vue de poursuivre la marche vers
l’instauration de la légitimité et de l’Etat de droit. Cet exercice n’a pas la
prétention d’être exhaustif, il se
contentera d’aborder des thèmes jugés essentiels pour tracer l’itinéraire de
notre futur. Nous nous attarderons sur les questions politiques /sécuritaires, la crise
libyenne, la politique étrangère tunisienne et le désenchantement local.
Aspects politiques et sécuritaires : on peut mieux faire : La Tunisie vit un
moment crucial de son histoire : le pays pourrait se hisser au niveau des
pays les plus avancés en matière d’Etat de droit, où le citoyen est
l’architecte de son présent et de son avenir, comme il pourrait se "somaliser"
si l’appareil sécuritaire reste inactif voire hors circuit. Les forces de la
contre-révolution nous guettent, prêtes à reconquérir le pouvoir; elles ne
manqueront pas de soutien, la mafia et les bandits toujours présents et agissants. Les derniers évènements de Metlaoui,
de Sidi Bouzid et d’autres, partout à
travers le territoire, nous signalent à
l’envie que rien n’est acquis et que tout est réversible !
Nous sommes à la croisée de deux
chemins : le premier sans issue et en cul-de-sac, gardé par des voyous et
des bandits - il nous conduira à "Somaliland" -,
le second, une autoroute, très bien balisée et très bien gardée - il nous amènera
à bon port-.
La
classe politique dans son intégralité (Gouvernement, Partis politiques, Haute Instance
pour la réalisation des objectifs de Révolution, UGTT, etc…) demeure l’unique responsable du choix du
chemin à emprunter.
Le
logiciel de la "Somalisation"
fonctionne avec deux données essentielles, à savoir : i- le prolongement à
l’infini de la transition marquée par un dérapage sécuritaire et l’absence d’autorité
réelle tant au niveau national que dans les régions, ii-le choix de la Constituante pour "débénaliser" le pays se
révèle périlleux sinon producteur d'effets pervers en plongeant notre pays dans
l'inconnu.
Le logiciel de la "stabilisation"
de la Tunisie confèrerait davantage
d’autorité à l’institution militaire afin de préserver le pays de tout désordre,
en installant un Conseil Supérieur Militaire, appuyant l’autorité du Chef de
l’Etat et mettant fin à i- l’insécurité qui menace tous les citoyens et
citoyennes et les étrangers présents en
Tunisie, ii- au développement du secteur informel, lequel a pris une telle ampleur
après le 17 décembre dernier qu’il concurrence sérieusement le secteur formel.
Ce dernier risque d’imploser si les
autorités régionales et locales continuent de temporiser sur ce phénomène. Le
deuxième facteur d’une réussite possible exige la restauration de la légitimité
dans le pays via l’adoption d’une Constitution optant pour une solution lisible
et sans démagogie, celle qui nous évitera les risques incalculables de la
Constituante et fera appel à la volonté populaire pour son adoption et non à un
diktat imposé au peuple tunisien. Ces décisions, sans nul doute difficiles à prendre,
relèvent de la nécessité. Seuls des Hommes et des Femmes exceptionnels sont en
mesure de prendre des choix non évidents.
Crise libyenne mal maîtrisée : la Tunisie de la transition (Gouvernement et surtout Partis Politiques) reste
muette : rares voire absentes ses prises de position sur cette guerre
civile. Les tunisiens s’étonnent des hésitations, atermoiements de la part des autorités pour condamner la
destruction de la Libye par les forces de l’OTAN, avec pour prétexte le départ
de Kaddafi, ce qui pourrait se révéler une erreur historique. L’OTAN prépare,
peut-être à son insu, le lit de la "Somalisation"
de la Libye et l’installation définitive des forces d’El CAIDA dans ce pays. La
Tunisie devra peser rapidement sur le processus de pacification et de réconciliation
de notre voisin du Sud, condition primordiale de la stabilisation de notre
pays. Seules l’Egypte, la Tunisie, l’Algérie sont à même de pousser les
protagonistes libyens vers un processus
de dialogue et de négociation afin de trouver de toute urgence une solution pérenne qui préserverait des
vies humaines de même que les intérêts
du peuple libyen et ceux de leurs voisins. La médiation de l’Union Africaine
était promise à l’échec en raison des réseaux d’influence tissés par Kaddafi en
Afrique à coût de pétrodollars déversés sans limite sur ses collègues
dictateurs au détriment du peuple libyen. L’attentisme renforce l’insécurité
des quatre pays, il met en jeu leur indépendance. Les moyens pacifiques restent
préférables à une intervention militaire maghrébine qui pourrait, pourtant, devenir
unique alternative. La sous-région toute entière se trouve menacée de
déstructuration, porte grand’ouverte à l’obscurantisme et à la violence, plus encore
à l’inconnu et à l’abîme.
Une politique étrangère plus innovante et réactive : Ben Ali, durant les 23
ans de pouvoir clanique, s’est appliqué à altérer les fondements de la
politique étrangère de la Tunisie et a utilisé les missions diplomatiques
tunisiennes à travers le Monde comme des relais œuvrant pour les intérêts de
son cercle rapproché. Nos diplomates se sont faits complices de cette dérive.
Ben Ali a mis à bas le prestige acquis par la Tunisie durant la période du
Président Habib Bourguiba qui avait construit une politique étrangère réaliste,
réactive et indépendante des puissances étrangères. L’héritage benaliste
continue à peser sur notre diplomatie, sinon comment peut-on expliquer le refus
de l’Arabie Saoudite d’extrader le dictateur inculte et l’impuissance de
nos diplomates à raisonner les dirigeants de ce pays ?. Le citoyen tunisien
ne se résigne pas à cette attitude et ne manquera pas dans un prochain avenir
de le manifester. En témoigne la
campagne initiée par les facebookers à ce sujet.
La
Tunisie va-t-elle continuer à alimenter
les caisses de la Ligue des Etats Arabes, de l’Union Africaine et de l’Union du
Maghreb Arabe au frais des contribuables tunisiens, trois structures d’une
inefficacité patente servant à engraisser les fonctionnaires nommés par les
différents gouvernements, de ces organismes superflus, anachroniques et
clientélistes. L’Union Africaine n’a-t-elle
pas été créée pour assouvir le
désir de domination de Kaddafi, autoproclamé "Roi des rois"
d’Afrique ? Arrêtons la mascarade !
La
diplomatie tunisienne persistera-t-elle
à tourner le dos à nos amis africains ? L’Afrique, non seulement a
besoin de la Tunisie pour son développement, mais elle constitue l’entité privilégiée pour
nous offrir la solution propre à résorber le chômage de nos diplômés dans tous les domaines et le surplus de la production de nos industries de transformation
et d’équipement. Des accords bilatéraux signés dans les années 60 avec la
plupart des pays africains francophones prévoyant la libre circulation des
biens et des personnes entre la Tunisie et ces pays sont toujours en vigueur.
Le Gouvernement actuel devrait mener une réflexion approfondie sur les échanges
possibles entre notre pays et ces pays-frères. Compte tenu de mon expérience
africaine, la Tunisie pourrait rapidement
installer des dizaines de milliers de cadres et de jeunes promoteurs dans
le Continent. Pourquoi ne pas mettre en place une Agence Tunisienne d’Investissements
en Afrique ? Celle-ci aurait pour mission d’identifier les opportunités
d’investissements en relation avec les capitaux et les entreprises de notre
pays, de favoriser le placement des jeunes diplômés par le biais de microcrédits
et la recherche des marchés pour écouler nos divers produits de bonne qualité. Selon le principe de réciprocité, notre marché
pourrait s’ouvrir aux produits africains à valeur ajoutée culturelle en lieu et
place de babioles chinoises fabriquées à faible coût en masse par une
main-d’œuvre surexploitée, autre manière d’inonder et de détruire les économies
dites émergeantes. L’équivalent des fonds de la Caisse de compensation correspondant à
une année pourrait suffire à la mise sur pied de cette agence et à la génération d’une
dynamique de coopération Sud-Sud. Le Monde a changé, l’Europe, pour des raisons
structurelles liées au modèle capitalistique et de rente financière, ne dispose
plus des mêmes possibilités d’emplois à
l’intention de nos jeunes. La dette extérieure européenne s’établit fin 2009 à
180 % du produit intérieur brut, fait inimaginable avant la création de la
monnaie unique (155% en Allemagne, 187% en Espagne, 191% en Grèce, 205 % en
France, 245 % au Portugal). Seules les économies africaines ont la capacité de résorber
nos compétences techniques et scientifiques. La langue, la proximité, une
culture commune représentent des atouts majeurs pour réussir ce pari/défi.
Gestion urbaine calamiteuse : dissoudre les conseils
municipaux pour les remplacer par des conseils désignés constitue une démarche
non réfléchie et précipitée, dictée uniquement par des considérations
politiciennes et non une réponse à des demandes populaires, en dehors de
quelques exceptions. Les nouveaux locataires sont peu préparés à la gestion des
affaires publiques et leurs premières interventions ont semé le doute sur leur
capacité d’appréciation des situations. Les villes tunisiennes deviennent des
dépotoirs d’ordures et de gravats, les constructions anarchiques se multiplient
à un rythme inquiétant au vu et au su de toutes les autorités du pays. De plus,
certaines personnes mal intentionnées empiètent sur les domaines publics
(routier, maritime et fluvial). Nos Cités se transforment en bidonvilles.
Ce dérapage sans précédent remet en cause nos
acquis en matière d’urbanisme et de salubrité publique. A cela s’ajoute le
fléau des vendeurs à la sauvette et l’installation de commerçants informels sur
les trottoirs, places et voies publiques. La police municipale et ses agents d'application de règlements brillent
par leur "invisibilité" !.
Il revient au Ministère en charge des collectivités
locales de trouver des solutions promptes pour en finir avec cette gabegie dont
seuls les bandits tirent bénéfice. Pourquoi ne pas procéder rapidement à l’élaboration d’un nouveau code municipal
consacrant plus d’autonomie aux collectivités locales et les dotant d’une vraie
police municipale garantissant le respect sans faille des règlements municipaux ?.
Des élections municipales pourraient
être organisées le 23 octobre prochain
pour affermir une légitimité locale.
En
résumé, le peuple tunisien attend une gestion plus efficace des affaires
publiques et sécuritaires et que le gouvernement renonce à l’attentisme le plaçant dans une
position de faiblesse et de vulnérabilité, ce qui renverse les repères de toute
la société. L’institution militaire a prouvé son "républicanisme",
elle doit jouer un rôle-clé pour accompagner cette phase de transition.
Etant
donné les lourdes attributions du
Premier Ministre, il serait pertinent de créer un poste de Vice-Premier Ministre
en charge de l’intervention économique et sociale de l’Etat.
La
bonne/fausse idée de la Constituante est à abandonner au profit de la
convocation des Etats Généraux des Partis politiques afin qu’ils rédigent de
concert un projet républicain de Constitution
à soumettre au verdict populaire par un référendum.
Notre
politique étrangère est invitée à se ressourcer à la philosophie et au
pragmatisme bourguibiens pour servir les intérêts de la nation et s’inscrire
dans le processus de transformation géopolitique du Monde.
Terminons
avec ces mots d’Eugène Ionesco : "Un médecin consciencieux doit
mourir avec le malade s'ils ne peuvent pas guérir ensemble" … humour noir ou vérité annoncée !
M.S, Ingénieur Enit/Epfl, expert international en planification de
développement
Article publié dans le journal la Presse du 18/07/2011 –Rubrique :
Opinions-