«Les tragédies de
l’Histoire révèlent les grands hommes, mais ce sont les médiocres qui
provoquent les tragédies» selon un académicien français.
Nous tunisiens et tunisiennes, avons été
privés d’un droit élémentaire et fondamental : celui de nous organiser et
de militer au sein d’un parti de notre choix pendant plusieurs décennies. Seul
régnait le Parti-Etat-Unique entraînant vide, frustration, absence de débats,
marginalisant ou réprimant toute forme de contestation ou de remise en cause du
système. Les rares partis ayant eu pignon sur rue n’ont été autorisés que par
la volonté du ‘Prince’ ou sur pression
étrangère, ce qui, d’ailleurs ne leur épargna pas les caprices du même prince
ou diverses formes de répression. Aucun geste de citoyenneté n’a balisé notre
vie –celle de plusieurs générations – qui se résumait soit à la compromission,
soit à l’acceptation-résignation ou au refus intériorisé, attitudes-facteurs de
schizophrénie collective au pire, de résistance passive au mieux.
La chute soudaine,
non annoncée de Ben Ali a libéré les esprits plombés et les voix muettes ainsi
que l’espace politique. Nous assistons depuis cet évènement salvateur à une
explosion, une inflation à 3 chiffres se traduisant par l’occupation de cet espace enfin libre
par la création de 92 partis ayant obtenu leur visa à ce jour. Plus de 200
autres demandes de visa ont été déposées
au Ministère de l’Intérieur. Ce phénomène quelque peu déroutant et irrationnel
d’une floraison de partis a déjà été observé dans des pays ayant connu des
transformations politiques analogues à
celle qui caractérise le nôtre après la chute d’une dictature et l’entrée dans
une phase d’Etat de droit et de liberté (Espagne, Egypte, pays de l’Est, pays
d’Amérique du Sud, ..).
Le multipartisme,
s’il témoigne de la bonne santé/volonté démocratique d’un pays, d’une soif de participation citoyenne à la construction
de ce dernier, reflète également le désarroi et le manque de confiance dans
l’offre politique existante, ce qui, à notre avis, correspond au cas de la
Tunisie. Compte tenu de la dimension de notre pays, du nombre assez modeste
d’électeurs et électrices, de l’immaturité relative, du peu de préparation des
tunisiens – résultats de l’oppression passée – nous estimons que seuls quatre –
cinq courants politiques majeurs mais traversés par des courants intérieurs
pourraient suffire et agencer l’éventail de l’échiquier politique : libéral, socialiste,
conservateur, centriste, avant-gardiste et écologiste, à l’instar des pays
enracinés dans la démocratie. Rien d’original, à l’évidence, dans cette
nomenclature.
L’émiettement, l’éparpillement,
la division feront le lit du courant conservateur fondamentaliste, plus
organisé, moins divisé, par la même plus mobilisateur, disposant, de plus,
d’une logistique et de moyens financiers énormes.
Certains partis ont
été créés avec pour seul objectif la
promotion d’une personne, sans réelle vision politico-socio-économique,
d’autres, malgré la bonne foi de leurs organisateurs et de leurs militants ne
parviendront jamais à s’imposer sur la scène nationale faute de moyens
financiers, de créneau idéologique à leur disposition et sans ancrage populaire
sur l’ensemble du territoire.
Tout parti politique
se construit à partir d’une communauté d’individus partageant une même vision
de développement sociétal sur tous les plans, une méthodologie, une démarche de
mise en œuvre et une militance au
service du collectif, c'est-à-dire que le moi individuel doit se fondre dans le
moi collectif en vue de faire avancer et triompher idéaux et projet proposé au
peuple.
En outre, tout parti
cherche à influencer la décision politique, qu’il soit au pouvoir ou dans
l’opposition. En Grande-Bretagne, par exemple, le parti d’opposition
constitue un ‘shadow Cabinet’ ou
contre-gouvernement posant et proposant des alternatives dans l’optique d’une prise de pouvoir et pour
porter une voix unique, claire, cohérente et contradictoire sur le programme
gouvernemental de l’équipe en place. Pourquoi ne pas introduire dans notre
système politique ce modèle efficace de pouvoir et de contre-pouvoir lors de la
rédaction de la Constitution ?. Ce mode de gouvernance requiert un
regroupement de l’offre politique, il évite le flou et permet la circulation
institutionnelle de l’information entre le gouvernement et l’opposition, non
prise au dépourvu lors du changement de majorité. Les citoyens et citoyennes
sont de vrais acteurs-témoins, juges du contenu des propositions et des
compétences de leurs représentants, d’autant plus que les échanges au Parlement
sont transmis en direct à la télévision, autre facette de la démocratie.
Les partis politiques
légitiment, stabilisent et régulent le système démocratique et non l’inverse.
Ils contribuent à structurer l’opinion publique. Ils ont la charge
d’identifier, de former les hommes et les femmes appelés à gouverner le pays
et, dans la perspective d’une démocratie participative, de rendre compte à leur
base. S’instaure ainsi une dialectique direction/base au sein du parti.
Les partis politiques
nés dans le sillage de la chute de Ben Ali devraient procéder à une
autocritique après ces quelques mois de pratique en évaluant au plus près leur
capacité de mobilisation, leurs moyens financiers, l’impact de leurs
vision-propositions et, plus encore, l’engagement de leurs militants sur le
terrain. De cette démarche devrait résulter soit une dissolution, un
regroupement, une fusion avec un autre groupe de partis ou le maintien selon
l’histoire particulière de chaque parti et de son inscription dans le réel, le
vécu.
Les citoyens et
citoyennes ont aussi un rôle essentiel à
jouer dans la composition / recomposition de l’offre politique. Pour notre
part, nous estimons qu’ils devraient
exiger des partis que ces derniers se
prononcent clairement sur des questions-clés à même de construire et structurer
le présent et le futur, à savoir :
i-
Les aspects institutionnels : en
particulier les modalités et la confection de la Constitution et de son
adoption. Optent-ils pour une Constituante ou pour une Instance élue et dédiée
exclusivement à la rédaction de la Constitution
ou des Etats Généraux des partis ?. Sont-ils favorables au verdict
populaire par référendum concernant l’approbation du projet de Constitution ?.
ii-
Egalité Homme-Femme : adoptent-ils
sans réserve toutes les conventions internationales et les traités signés et
ratifiés par la Tunisie mais non appliqués dans leur intégralité. En d’autres
termes, se prononcent-ils sans ambiguïté en faveur de l’égalité Homme-Femme
garante de l’émancipation et du progrès de la société ?.
iii-
Séparation du religieux et du
politique :
concept républicain fondamental mettant le pays à l’abri de l’obscurantisme et
du pouvoir d’un quelconque Khalife ou Emir ?. Les partis politiques
doivent se prononcer nettement sur cette
question et ne pas s’enliser dans un jeu de brouillage hypocrite, hypothéquant
l’avenir de la Tunisie et faisant table- rase
de nos acquis sociétaux.
iv-
Peine de mort : le droit international encourage les États à l’abolir. La justice internationale
y a renoncé, même pour les crimes les plus graves : crimes contre
l’humanité ou génocides. La carte de son abolition épouse celle de la
démocratie à l’exception des États-Unis ; à l’inverse, le maintien de la
peine de mort caractérise les Etats répressifs pour liquider leurs opposants.
La peine de mort n’a aucun effet dissuasif sur le comportement individuel, elle
n’est que vengeance mise en scène par la société et crime ajouté au crime précédent.
Les partis politiques se joignent-ils ou non à la justice internationale pour
supprimer ce châtiment indigne d’un pays en phase de construction
démocratique ?.
v-
Rôle à jouer par l’institution
militaire pour l’intégrité et la pérennité de la République : sans aucun
doute, la Tunisie, depuis la chute du régime benaliste, issu du complot de 7
novembre 1987 traverse une zone de turbulence où les acteurs de l’intérieur
comme de l’extérieur vont tenter de transgresser la loi républicaine et
séculière pour établir un Etat perméable au religieux. L’Instance Militaire Républicaine
aura pour mission le rétablissement de l’ordre républicain. Que chaque parti
définisse une position exacte et transparente sur cette question. Sont-ils
prêts à accorder à l’institution militaire la défense de nos acquis républicains ?.
Nombre de partis se réfèrent au modèle turc d’une manière abusive dans la
mesure où l’Histoire de la Turquie et de la Tunisie diffère ne serait-ce que
par le rôle joué par l’armée turque lors de la création de la République. Depuis
cette dernière coiffe toutes les institutions de l’Etat. N’oublions pas que le Président
et son Premier Ministre gouvernent sous l’œil vigilant de l’armée qui
n’hésitera pas à les renverser si elle juge qu’ils outrepassent la
Constitution. Le modèle turc est un tout, un ‘package’ ; il est ni
envisageable, ni acceptable de le saucissonner. Tout parti se réclamant de
l’Islam devrait accepter ce postulat.
vi-
Décentralisation
et autonomie locale : la Constitution ‘promise’ devra accorder
aux collectivités locales une autonomie se traduisant par un transfert de
compétences de l’Etat et de fonds vers la collectivité considérée. Les
compétences des collectivités devront englober, outre les charges de gestion
courante de la ville, des responsabilités dans le domaine de l’enseignement de
base, la santé, l’urbanisme, l’aménagement du territoire, l’animation
économique, culturelle et sportive. Les citoyens, grâce à la démocratie
directe, prendront une part active dans les affaires de la commune par le biais
de ‘votations locales’. Les partis politiques s’engagent-ils à défendre
l’inscription du principe de l’autonomie locale dans la future Constitution et
à le mettre en application une fois parvenus au pouvoir via des dispositifs
législatifs correspondants ?.
vii-
Services
Publics : l’inscription du droit au service
public garanti à tous les citoyens et
citoyennes selon les principes d’égalité et de solidarité concrétise les
valeurs républicaines. Ces services publics se déclinent comme suit :
éducation de base et supérieure gratuite et centrée sur la réflexion, la
créativité et l’innovation et non "l’absorption’’, formation
professionnelle et qualifiante, emploi, système de santé de qualité, sécurité
sociale y compris la dépendance et le handicap, accès à l’eau, à l’énergie et
aux transports publics fiables. Les partis vont-ils imposer ce socle minimal de services publics en les inscrivant dans la
Constitution ?.
viii-
Développement
durable : l'objectif du développement durable est de définir
des concepts viables qui concilient l’économique, le social et
l’environnemental-écologique des activités humaines. La finalité du
développement durable vise à trouver un équilibre cohérent et viable à long
terme entre ces trois enjeux. À ces trois piliers s'ajoute un enjeu
transversal, indispensable à la définition et à la mise en œuvre de stratégies :
la gouvernance qui consiste en la
participation de tous les acteurs (citoyens, élus, administrations, entreprises,
associations) au processus de décision; elle est de ce fait une forme de
démocratie directe. Les partis politiques vont-ils se préoccuper de nos
richesses halieutiques menacées par une surexploitation des ressources et de la
pêche au chalut, laquelle cause des dégâts
irréparables pour les fonds marins (végétation et habitat) ?.Vont-ils
s’inquiéter de la santé des citoyens et citoyennes en exigeant des modes d’exploitation agricole
plus écologiques par l’adoption de l’agriculture biologique. Vont-ils refuser l’énergie nucléaire comme solution
alternative aux énergies fossiles ?. Posent-ils une stratégie se basant
sur les énergies renouvelables pour la production énergétique ?.
ix-
Refus de la
violence et des coups d’Etat : l’acceptation par
une frange importante des intellectuels et des partis de ‘l’ère nouvelle’
issue du coup d’Etat du 7 novembre 1987, initié par Ben Ali et ses acolytes avec
la complicité des médecins ayant
certifié l’incapacité mentale du Président Habib Bourguiba à poursuivre ses
responsabilités constitutionnelles a légitimé le pillage du pays par un clan. Les
circonstances des attentats de Bab Souika, de Sousse et de Monastir, complots
diaboliques pour précipiter la prise du pouvoir de Ben Ali n’ont jamais été
élucidés, l’explication de leur montage à jamais une farce enracinée dans nos
mémoires !. Les Partis politiques vont-ils condamner les actes de violence
et surtout l’action ignoble des putschistes du 7 novembre ?.
Appuieront-ils la démarche citoyenne engagée auprès des tribunaux pour faire comparaître
ces derniers devant la justice ?. Vont-ils condamner sans ambiguïté la
violence pour une prise de pouvoir éventuelle ?.
x-
Refus de l’ingérence
étrangère et du sionisme: le soulèvement héroïque
du peuple syrien contre la dictature du parti Baath ouvre cependant une béance
dans laquelle Israël pourrait s’engouffrer -ou s’engouffre déjà- mettant en
péril la géographie du Moyen Orient - l’existence du Liban, de la Syrie, d’un
Etat palestinien, de la Jordanie - et la détention par ce sous-continent de ses
richesses pétrolières et gazières et son contrôle des mers (canal de Suez, Méditerranée,
Océan Indien) entraînant un conflit sans fin au profit du sionisme et de l’impérialisme. L’Afrique
du Nord sera sûrement l’objet des
convoitises israéliennes, turques, américaines et européennes. En outre, par sa
proximité avec l’Europe, elle deviendra un enjeu géopolitique et économique
majeur. Les partis vont-ils condamner ce complot sioniste prévisible ?. S’engagent-ils
à ne reconnaître l’Etat israélien qu’après la libération intégrale du
territoire palestinien défini par les Nations Unies avec Al Qods comme capitale
de l’Etat palestinien, le retour de tous les réfugiés palestiniens en Palestine
historique, la restitution des biens volés par Israël (comme les juifs le font
à juste titre vis-à vis de l’Allemagne et des Etats européens), la libération
des prisonniers arabes et palestiniens détenus par Israël et la restitution,
sans aucune condition, du plateau du Golan à la Syrie ?. Envisagent-ils,
comme solution définitive au conflit, la création d’un Etat unique pour tous
les palestiniens et israéliens ?.
Le peuple tunisien
attend des réponses nettes dénuées de tout simplisme et toute opacité à ces
questions lui permettant, en toute connaissance, de bien choisir ses
représentants et futurs responsables politiques. Sans réponse à ces questions-cruciales,
les citoyens et citoyennes risquent de bouder ou déserter les partis au profit
de personnalités locales, soucieuses de l’intérêt général et des préoccupations
des électeurs et électrices.
L’éparpillement du
champ politique nuit à la crédibilité des partis et, plus grave encore, à la
démocratie car ce processus déconcerte les citoyens et les citoyennes. Les
partis ont le devoir de se regrouper par affinité idéologique sous peine de
l’effritement annoncé de la réponse populaire.
A titre de
proposition aux partis, je suggère la tenue d’une Université d’Eté avec la
participation des militants et militantes dans une ville touristique, autre
moyen d’aider un secteur sérieusement sinistré, pour faire le point sur tous
ces sujets et surtout dans le but de remédier à l’émiettement de leur offre
politique. Pourquoi ne pas publier un Livre Blanc sur les enjeux des sujets-clés
accompagnées de réponses claires à l’intention des citoyens et citoyennes
Mstapha Stambouli, Ingénieur Enit/Epfl, expert international
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