13 novembre 2011

La fabrication de l’ennemi, de Pierre Conesa


« Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d’ennemi ! », avait prédit en 1989 Alexandre Arbatov, conseiller diplomatique de Mikhaïl Gorbatchev. L’ennemi soviétique avait toutes les qualités d’un « bon » ennemi : solide, constant, cohérent. Sa disparition a en effet entamé la cohésion de l’Occident et rendu plus vaine sa puissance.
La fin de la Guerre froide a laissé les organismes de réflexion stratégique sans ennemi planétaire. Les think tanks américains (les strategists), en charge de mesurer les risques et les menaces, de formater l’effort de défense et de justifier l’emploi de la force, ont donc fabriqué de l’ennemi sur des analyses dont le temps a révélé le caractère artificiel.
La « menace Sud », la « guerre des civilisations » et enfin la « guerre globale contre le terrorisme et la prolifération » ont toutes été analysées et débattues par des Européens tétanisés par ces nouveaux paradigmes. La faillite des systèmes de réflexion stratégiques européens a laissé la place aux intellectuels médiatiques, aux humanitaires et aux diasporas, devenus très influents dans la détermination de l’adversaire. La machine à produire de l’ennemi est donc loin de s’être assagie.


L’ennemi est-il une nécessité ? Il est très utile en tout cas pour souder une nation, asseoir sa puissance et occuper son secteur militaro-industriel. On peut dresser une typologie des ennemis de ces vingt dernières années : ennemi proche (conflits frontaliers : Inde-Pakistan, Grèce-Turquie, Pérou-Équateur), rival planétaire (Chine), ennemi intime (guerres civiles : Yougoslavie, Rwanda), ennemi caché (théorie du complot : juifs, communistes), Mal absolu (extrémisme religieux), ennemi conceptuel, médiatique…


Comment advient ce moment « anormal » ou l’homme tue en toute bonne conscience ? Avec une finesse d’analyse et une force de conviction peu communes, Pierre Conesa explique de quelle manière se crée le rapport d’hostilité, comment la belligérance trouve ses racines dans des réalités, mais aussi dans des constructions idéologiques, des perceptions ou des incompréhensions. Car si certains ennemis sont bien réels, d’autres, analysés avec le recul du temps, se révèlent étonnamment artificiels.


Quelle conséquence tirer de tout cela ? Si l’ennemi est une construction, pour le vaincre, il faut non pas le battre, mais le déconstruire. Il s’agit moins au final d’une affaire militaire que d’une cause politique. Moins d’une affaire de calibre que d’une question d’hommes.


Biographie de l'auteur : Pierre Conesa, agrégé d'histoire et ancien élève de l'ENA, fut membre du Comité de réflexion stratégique du ministère de la Défense. Enseignant à Sciences-Po, il écrit régulièrement dans le Monde diplomatique et diverses revues de relations internationales. Il est notamment l'auteur de Guide du Paradis : publicité comparée des au-delà (L'Aube, 2004 et 2006) et des Mécaniques du chaos : bushisme, prolifération et terrorisme (L'Aube, 2007).