Le déséquilibre des régimes de retraite en Tunisie
continue de hanter les esprits. Tous les spécialistes en matière de sécurité
sociale sont unanimes pour dire que la ligne rouge a été franchie par toutes
les caisses (CNR, CNSS, CNAM). Le gouvernement est mis en demeure pour se
pencher sur le dossier de la retraite de manière à assurer la pérennité du
système et à garantir aux générations présentes et futures une retraite digne.
Rien n'indique à l'heure actuelle que les pouvoirs publics sont gênés par cette
situation dramatique des caisses de retraite ?!
«Il existe entre
l’économique et le social une relation dialectique : l’économie appelle le
social, le social réagit sur l’économique» (Delarue, 1989).
La vieillesse était de tout temps vue comme une déchéance et
un risque : celui de devenir incapable de travailler et de subvenir à ses
besoins vitaux à l’âge avancé. Les enfants
remplissaient tant bien que mal, selon
les milieux et les couches sociales, le rôle de la sécurité sociale.
A l’aube de l’industrialisation, le mécanisme de la retraite
a été inventé pour pallier à ce risque. Le système actuel est le fruit de
l’histoire économique et sociale. Ce dispositif a été conçu après guerre
dans une période de prospérité économique et de croissance sans équivalent dans
l’histoire de l’humanité.
Le concept de la sécurité sociale en Tunisie est un héritage
colonial qui concernait spécifiquement les fonctionnaires de l’Etat et des
organismes publics. En 1962, l’Etat tunisien décida la création de la CNSS pour
couvrir les employés du secteur privé. Plus tard, ce régime a intégré les
indépendants pour devenir un système universel touchant tous les travailleurs.
Un acquis sans équivalent dans le monde arabe a permis à des millions de
personnes de vivre dignement jusqu’à la fin de leurs jours y compris leurs
conjoints-conjointes.
Durant plusieurs décennies, les deux caisses (CNRPS et CNSS)
ont joué un rôle de premier plan dans les prestations sociales et
l’investissement pour l’amélioration des conditions de vie de leurs affiliés.
Ces interventions ont été possibles grâce aux économies des caisses. Beaucoup
de cotisants et peu de retraités. Le solde était largement positif permettant aussi
beaucoup de largesse voire des dérives par la création de régime spéciaux favorables
aux hauts fonctionnaires, aux responsables politiques et au calcul avantageux des
pensions sur des bases peu logiques. Comment peut-on expliquer qu’un
fonctionnaire ordinaire cotisait durant une trentaine d’année sur une base
correspondant à son grade se voit, deux ans avant sa retraite, parachuter PDG
d’une entreprise de catégorie G ou ministre et sa pension est calculée sur la
base de plus haut salaire de ces deux dernières années ? Ce cas n’est pas
une hypothèse d’école mais c’est une pratique généralisée dans l’Administration.
Une dérive qui coûte chère aujourd’hui au CNRPS.
La CNR et la CNSS
sont-elles menacées de faillite à
moyen terme? Question méritant une réponse urgente, sans détour et sans langue
de bois de la part des pouvoirs publics et des syndicats.
Pour pallier aux risques de cessation de paiement, les
caisses ont eu recours à des augmentations successives du taux de cotisation au
titre du régime des retraites : de 12% en 1985 (5% à la charge de
l’affilié et 7% à la charge de l’employeur), le taux global est passé à 20,7%
en 2011 (8,2% à la charge du salarié et 12,5% à la charge de l’employeur).
En plus de la mauvaise gestion, les mutations
démographiques, notamment l’allongement de l’espérance de vie (passant de 50
ans à 75 ans) perturbent l’équilibre du système de retraite dans son ensemble
et pèsent négativement sur ses finances. Ces caisses contraintes d’accorder des
retraites pour des périodes de plus en plus longues, ce qui rend précaire leur
équilibre financier.
CNR et CNSS, deux joyaux républicains, souffrent à l’heure
actuelle d’un déséquilibre financier dangereux. Selon les prévisions pour 2014,
les deux caisses connaitront des difficultés de trésorerie pour assurer le
paiement des pensions.
Le déficit de la CNRPS est de l’ordre de 23
millions de dinars par an et celui du
CNSS est de 70 millions de dinars. Ces
caisses risquent d’épuiser leurs réserves à l’horizon de 2015-2016. Le
nombre des personnes affiliées à la CNRPS est 649 500 personnes
environ au cours de l’année 2009, contre 213 000 bénéficiaires. Pour la CNSS, le nombre des affiliés a
atteint 1 969 000 affiliés environ, tandis que le nombre des
bénéficiaires a dépassé les 397 000 personnes. Le plus dramatique pour les
deux caisses : les prévisions prévoient le doublement des retraités d’ici 2030 alors que le nombre
des cotisants ne va augmenter que de 30 à 40 %. Ce déséquilibre aggravera à
coup sur les finances de deux institutions et les exposera à des gros problèmes
de trésorerie.
La détérioration continue des rapports de flux entrées/sorties participe grandement au
déficit des caisses. Le rapport entre actifs et inactifs est de l’ordre 4 pour 1; il ne sera plus que de 2 pour 1 à
l’horizon 2030 si rien ne fait.
Le constat est clair, nos institutions de sécurité sociale sont
menacés de faillite si le pouvoir politique ne fait rien. Allons-nous vers une
solution radicale de suppression du régime de répartition vers celui de la
capitalisation ? Pouvons-nous maintenir le système de retraite à
répartition tout en introduisant des reformes douloureuses pour mettre fin aux
déficits chroniques des caisses. La fusion de deux caisses apportera-t-elle
plus d’efficacité et d’économies d’échelle ?
En réalité, la solution durable et viable réside au
barycentre de trois pistes. Une dose de capitalisation est nécessaire pour
éviter les manipulations malsaines. Cette dose peut se mettre progressivement
jusqu’à la proportion de 50% à l’horizon 2030. La fusion de deux caisses est une
occasion d’uniformiser les textes réglementaires de deux institutions, occasion
pour revisiter et toiletter l’arsenal juridique et réglementaire. La
suppression sans délais des régimes spéciaux pour réduire l’hémorragie
financière et surtout pour plus d’équité entre les retraités. Les faveurs
doivent être intégralement supprimées.
Un processus de réflexion à partir d’un audit-diagnostic
complet des caisses sur le devenir des régimes devra être entamé par les
partenaires sociaux et l’Etat pour aboutir un agenda cohérent et réaliste
permettant de résoudre définitivement le mal de la sécurité sociale. A titre de
contribution, nous proposons des pistes de reformes acceptables telles
que :
(1) Suppression des régimes spéciaux et leur intégration dans un
régime unique à construire.
(2) l’introduction progressive de la capitalisation pour aboutir en 2022 à la parité parfaite
avec la répartition.
(3) plafonnement de la pension du retraité à 5 SMIG et à 2 SMIG pour
le conjoint après le décès du titulaire de la pension.
(4) l’âge de départ à la retraite pourrait être maintenu à 60 ans
tout en exigeant 40 ans de cotisation pour obtenir le taux maximum de pension.
(5) pour ceux qui désirent travailler au-delà de 60 ans peuvent le
faire sans toutefois dépasser les 70 ans pour les cadres supérieurs et 65 ans
pour les autres catégories.
(6) Le calcul de la pension doit se faire sur la base de toute la
période de cotisation et non sur 10 ans comme il est d’usage à la CNSS. La
méthode de calcul de la CNRPS doit être oblitérée.
(7) la Caisse unitaire doit gérer par un conseil d’Administration à
parité égale entre les représentants des retraités, les syndicats, les représentants
de patronat et les représentants de l’Etat.
(8) l’accès à la pension de retraite est lié intimement à l’accès préalable à l’emploi formel. Or
l’accès à la vie active n’est plus garanti pour tout le monde eu égard du
chômage structurel installé à travers la planète. La machine économique
mondiale n’est plus en mesure de faire travailler tous ceux qui sont en mesure
de travailler. La mondialisation et le dumping social précarise le travail.
Partant de ce constat simple et évident, l’Etat doit détruire ce lien de
causalité travail-cotisation de retraite. Quiconque ayant 18 ans d’âge a le
droit de cotiser, à titre individuel, qu’il
soit étudiant, chômeur ou en formation. La cotisation ne sera plus le privilège
des personnes ayant un emploi, sachant que notre économie n’est plus capable de
répondre à toutes les demandes d’emploi. Cette reforme pourra drainer un nombre
non négligeable de cotisants du secteur informel qui représentent plus de 30%
de l’économie nationale. Une option avant-gardiste
permet à chacun de bénéficier immédiatement dès son adhésion aux prestations de
la CNAM. Pour les catégories sociales défavorisées, l’Etat pourrait prendre en
charge les cotisations des personnes exclus du système économique, manière
d’intégrer ces personnes à la République. Un Fonds de solidarité alimenté à
partir d’un impôt sur la fortune (ISF) participera à cette prise en charge.
(9) L’Etat doit instaurer une loi criminalisant les employeurs
(institutionnels ou privés) ne déclarant pas leurs employés, même pour les
courtes périodes de travail. De cette manière, en application des points (8) et
(9), la caisse de retraite retrouverait un taux de couverture proche du maximum.
(10) L’impératif de l’apurement des arriérés de l’Etat, envers les
caisses de retraite est une urgence pour soulager les finances de ces
dernières.
Faute d’une reforme structurelle et systémique des caisses
de retraite, l’Etat risque de se retrouver devant un problème insoluble de
cessation de paiement de ces dernières. L’économie en pâtira par une rétraction
brutale de la consommation interne provoquant des faillites en chaîne et in
fine une implosion de la société et le démantèlement de le l’Etat. Espérant que
ce scénario ne fait pas parti d’un programme stratégique de quiconque !
Mustapha STAMBOULI