Monsieur Marzouki, votre déclaration concernant
l’organisation d’élections
municipales dans trois mois me laisse perplexe et inquiet. Nul ne conteste l’utilité
de ces élections mais nul n’accepte des élections vouées à l’échec et à la
contestation : en effet, les
conditions objectives pour mener des élections libres et justes ne peuvent être
remplies dans un laps de temps si court. L’arsenal juridique actuel est caduc
tant pour l’organisation des prochaines élections (code électoral, registre
d’électeurs) que pour le fonctionnement des municipalités (loi d’organisation
des collectivités locales en particulier).
L’heure est grave et nous devons
tous dépasser nos intérêts partisans. Agissons ensemble pour prendre les bonnes et justes décisions.
Nous craignons que la mafia mette la
main sur le pays par le biais des municipalités. Cette pieuvre dispose d’argent
à l’infini, elle est en mesure de gagner si l’Etat ne lui barre pas la route par
un système électoral solide et pertinent cherchant à favoriser l’intégrité, l’intelligence
et la compétence.
Il est vrai
que les communes et municipalités ne jouent plus leur rôle depuis le 14 janvier
2011; nos villes et villages sont devenus des déchèteries à ciel ouvert, des
dépotoirs d’ordures et de gravats, les constructions anarchiques et illégales
se multipliant à un rythme inquiétant au vu et au su de toutes les autorités du
pays. De plus, certaines personnes mal intentionnées empiètent sur les domaines
publics (routier, maritime, espaces verts). Nos Cités se transforment en bidonvilles. Ce dérapage sans précédent dans l’histoire de
la Tunisie remet en cause nos acquis en matière d’urbanisme et de salubrité
publique. A cela s’ajoute la mafia organisée du commerce informel qui a transformé les trottoirs, chaussées et
espaces publics en marchés permanents. La police municipale et ses agents d'application des règlements brillent
par leur "invisibilité" !
Dérives et incivilités deviennent la norme, d’où la difficulté pour les prochains conseils
municipaux à redresser la situation.
Organiser des
élections municipales dans trois mois signifie
que nous allons utiliser les registres des électeurs préparés par la commission
supérieure des élections. Chacun sait
que l’établissement de ces registres a été fait sans aucune
vérification d’usage du lieu de résidence des électeurs. Il suffisait d’avoir
une adresse sur la carte d’identité nationale (CIN) pour pouvoir voter dans la
circonscription correspondante à l’adresse mentionnée sur la CIN, sachant que
plus d’un tunisien sur deux ne dispose pas d’une CNI valable puisque l’adresse de résidence
réelle n’est pas celle mentionnée sur le document. Cette anomalie ouvre une
porte à toutes les manipulations et au jeu diabolique bien réussi par certains
lors des élections du 23 octobre dernier et qu’ils vont certainement renouveler
en le perfectionnant.
Par
ailleurs, sur quelle base ces élections seront-elles organisées ? D’après quel code électoral et quel mode du scrutin ? Allons-nous appliquer
le même mode de scrutin que celui retenu pour la constituante préconisant un
vote à un seul tour et à la proportionnelle ? Or, un tel code électoral favorise, à
l'évidence, les partis politiques disposant de moyens financiers et logistiques
importants leur permettant de mobiliser l'électorat captif. Elire sur cette
base de nouveaux conseils municipaux annonce l’échec de ces élections et une remise en cause du
scrutin voire de la démocratie tout simplement.
Les
représentants des citoyens et citoyennes devront être élus démocratiquement sur
la base d'un vote sur les personnes et non sur des listes pour ne pas privilégier les partis dominants et
marginaliser la volonté populaire et les compétences reconnues localement.
Monsieur Marzouki, comme l'indique l'adage
" Si on
peut gouverner de loin, on n'administre
bien que de près", cela suppose une réelle décentralisation en application du
nouveau concept de subsidiarité
accompagné d’un transfert réel et effectif des ressources au profit de l’Administration
locale. Les Municipalités et les communes sont
amenées et obligées à jouer un rôle de plus en plus important dans la gestion des affaires des citoyens.
Ceci suppose que l’autonomie communale devienne une réalité, notamment au plan
de la mobilisation des ressources et de la prise en charge effective du
développement local. Il s’agit d’appliquer efficacement et de réformer, au
besoin, l’arsenal juridique et réglementaire, de renforcer les capacités de
gestion administrative, financière,
technique, ainsi que les capacités d’élaboration et d’exécution des
projets tout en réformant la tutelle voire la supprimer.
La gouvernance municipale doit être considérée comme une
dimension essentielle de la gouvernance nationale. Elle doit à la fois
s’enraciner dans la Tunisie profonde
tout en s’inscrivant dans une approche globale pour que l’on puisse traiter sur
le territoire communal, l’ensemble des aspects économiques, sociaux et
culturels et répondre au mieux aux préoccupations des administrés.
La convocation des nouvelles élections
municipales requiert les conditions suivantes :
1.
Une Constitution finalisée mentionnant clairement et sans
ambigüité l’autonomie locale et la suppression de la tutelle de
l’Administration centrale sur les communes.
2.
Un nouveau code des collectivités locales améliorant
la gouvernance par :
o
la mise en œuvre des modalités réglementaires
pour le transfert effectif des compétences communales par l’application du
principe de subsidiarité;
o
l’allègement du
système de contrôle de tutelle sur les communes (tendre progressivement vers un
contrôle juridictionnel à posteriori);
o
le renforcement du
pouvoir coercitif des communes par la mise à disposition de celles-ci de
détachements de la police nationale;
o
la mise en place
d’un cadre adéquat pour la formation initiale et continue au profit des élus
locaux et du personnel communal. Car sans une formation adaptée et efficace des
agents chargés de la gestion de la commune, la décentralisation restera peu
performante, sans effet majeur sur la vie des citoyens; on imagine mal réaliser
une bonne gouvernance municipale par le biais d’équipes peu formées, peu
expérimentées et techniquement très peu appuyées.
o
la mise en place
d’un statut innovant pour le personnel municipal, plus souple, plus incitatif
mais plus exigeant au plan de la performance.
o
un cadre
réglementaire pour l’intercommunalité favorisant une réelle intégration de
l’espace intercommunal pour bâtir des projets communs.
3. Une loi électorale cohérente et non partisane, une
base de données d’électeurs juste et fiable et une Administration électorale impartiale et compétente disposant des moyens
humains et logistiques nécessaires et suffisants.
Monsieur
Marzouki, les élections municipales doivent être prises au sérieux, elles ne
sont pas un «machin», un « joujou» exécuté tous les cinq ans … puis on oublie. Non, c’est
un enjeu capital pour les citoyens et le développement. Le
pouvoir public devra organiser rapidement des Assises nationales sur la
décentralisation et la gouvernance locale réunissant l'ensemble des acteurs de
la vie locale (société civile, représentants de l’Etat, organisations
nationales et personnalités indépendantes, etc.) pour faire le point sur la
politique de décentralisation menée jusqu’ici, identifier les contraintes,
proposer des solutions appropriées pour une bonne gouvernance locale et revoir
la fiscalité et l’autonomie des communes.
En
conclusion, les prochaines élections municipales ne pourront avoir
lieu qu’après l’adoption de la Constituante par référendum, seule référence
légale pour l’établissement de l’arsenal
juridique afin de promouvoir la gouvernance locale et le système électoral du
scrutin. Faute de quoi, ces élections seront forcément bâclées et dangereuses
pour la stabilité du pays, car elles seront contestées.
Mustapha STAMBOULI, Monastir.
Publié le 12/3/2012 (TUNIS HEBDO)