01 octobre 2012

Lettre aux constituants – Dans l’intérêt national : sachez partir !

Au milieu de l’euphorie créée par la chute du dictateur Ben Ali, nombre de citoyens, citoyennes, militants et militantes de l’extrême gauche, du centre gauche, réactionnaires, rétrogrades ont réclamé l’instauration d’une Constituante afin de balayer les institutions d’un régime déchu, honni. Beaucoup ont exigé l’abolition de la Constitution de 1959. Or, ce texte, fondateur de la République, demeure un document exceptionnel par sa rigueur, sa pertinence, son contenu équilibré préservant notre identité arabo-musulmane tout en garantissant la liberté de conscience et en inscrivant la Tunisie dans la modernité.

Le fait que vous, membres de l’ANC, ayez reconduit l’article 1er de cette Constitution démontre, à l’évidence, la validité de celle-ci et son adéquation avec notre siècle. Cet article 1er peut être considéré, à lui seul, comme une loi fondamentale.

Or dix mois après votre élection, force de constater que ni équilibre ni sérénité n’ont été restaurés. Le peuple doute et se révolte.

Vous et l’exécutif émanant de votre volonté êtes responsables de cette situation. En quoi ?
i-               Vous avez élu un président provisoire sans pouvoir réel, sans cesse en recherche d’autorité : l’affaire de l’ex-premier ministre libyen Monsieur Mahmoudi illustre la cacophonie prévalant au sommet de l’Etat.

ii-            Vous avez désigné un gouvernement inefficace dont le bilan économique s’avère désastreux, ce que signalent les indicateurs macro-économiques au rouge : déficit budgétaire avoisinant les 10%, déficit record de 6 Milliards de dinars tunisiens de la balance commerciale, caisse de compensation mal maitrisée plombant le budget de l’Etat, ventes des intérêts tunisiens au capital étranger sans réflexion aucune. Un gouvernement qui fait tout pour étouffer les libertés d’expression et de conscience – affaire Dar Essabah, cas de Fehri, patron  d’Attounisia, censure d’articles, attaques répétées à l’encontre d’artistes ni dénoncées clairement ni jugées.

Les commissions chargées de l’élaboration de la Constituante ont présenté au peuple un 1er draft dit avant-projet après 9 mois de travaux ; cet avant-projet estimé  incohérent, rempli de  contradictions et de déclarations d’intention sans contenu juridique.

La table ronde organisée le 23 Août 2012 par d’éminents constitutionalistes confirme que le «travail» accompli par l’ANC au sujet du projet de Constitution ne bénéficie ni d’une base méthodologique ou d’un plan cohérent.

Les membres de la commission de la rédaction de la Constitution  auraient dû travailler à partir des termes de référence (TdR) définissant clairement les objectifs, les résultats attendus, les délais de remise des documents intermédiaires  comme :

ü  Un avant-projet sommaire (APS) définissant les problématiques, grands enjeux et choix précis en matière de régime politique avec un canevas du projet.

ü  Un avant-projet détaillé (APD) formulant les énoncés de l’APS et présentant la version zéro de la Constitution.

ü  Un projet final tenant compte de toutes les remarques et amendements exigés suite aux  discussions en  séance plénière.

A défaut d’une telle démarche, vous, membres de l’ANC, êtes partis sur une mauvaise piste dont les conséquences graves, se répercutent sur la poursuite de la rédaction de la Constitution.
Un deuxième élément essentiel fait défaut : une méthodologie d’approche que le chef de file du groupe chargé de la rédaction aurait dû remettre à l’ANC pour approbation en séance plénière. La finalité d’une méthodologie est de traduire les objectifs  généraux des TDR en termes plus précis et indiquer les sources et références que le groupe de travail compte utiliser. Un programme-chronogramme précis aurait dû être joint à cette méthodologie.

Dans la mesure où la classe politique s’était accordée sur l’article 1er de la constitution de 1959, il vous aurait suffi de faire un toilettage de celle-ci, c.à.d. de :
·        Supprimer les dispositions limitant les libertés individuelles et collectives et la pratique démocratique.
·        Y ajouter des articles avant-gardistes en matière de :
o   Développement durable,
o   Décentralisation,
o   Démocratie directe,
o   Bonne gouvernance économique (inscription de la règle d’or de gestion budgétaire),
o   Séparation du politique du religieux,
o   Egalité absolue Homme-Femme,
o   Abolition de la peine de mort,
o   Droit à l’éducation,
o   Soins gratuits, et prise en charge de la précarité, etc.

Bref, la Tunisie a perdu une année précieuse. Et plus grave encore, sur le plan politique le pays vit dans un flou dramatique pouvant anéantir 56 ans de construction de l’Etat et de ses institutions. L’économie et les finances publiques frôlent la faillite totale. Jamais dans son Histoire, la Tunisie a-t-elle côtoyé un tel gouffre.

Cette situation catastrophique nécessite une prise de conscience collective afin de sortir le pays de l’impasse. Attendre le 23 octobre prochain pour se pencher sur l’illégalité ou non des institutions de la transition issues des élections du 23 Octobre 2011 relève d’une erreur historique impardonnable.

Après mûre réflexion, nous vous demandons, vous membres de l’ANC, d’organiser un débat national se basant sur le dialogue, le consensus et le choix collectif des décisions afin d’éviter l’irréparable. Nous proposons un processus de Conférence Nationale Souveraine des Forces Vives de la Nation (CNS-FVN).

Cette CNS viserait à prendre une série de décisions consensuelles et installer une nouvelle et ultime transition garantissant la continuité de l’Etat. Parmi celles-ci devraient figurer les suivantes :
·        mise en place d’un exécutif à la tête de l’Etat en fonction de la loi fondamentale provisoire à adopter,
·        désignation d’un organe législatif de transition,
·        désignation d’une instance composée de personnalités indépendantes pour achever le projet de Constitution fondé obligatoirement sur la Constitution de 1959 revue et améliorée grâce aux dispositions correspondant aux aspirations révolutionnaires exprimées par le peuple,
·        soumission à référendum populaire de ce projet,
·        rédaction d’un code électoral en rapport avec le paysage politique actuel et mise sur pied d’une Administration électorale indépendante de l’exécutif intérimaire.

Le premier pas à faire est que cette idée de Conférence Nationale soit acceptée solennellement  par les trois instances de la transition actuelle (ANC,  gouvernement et président provisoire) et les Forces Vives de la Nation par l’intermédiaire de déclarations officielles.

La seconde étape de ce processus est la mise en place d’un Comité National Préparatoire de la Conférence Nationale (CNP-CN) dont la désignation devrait faire l’objet d’un décret présidentiel après accord du gouvernement et de l’ANC.  Cet organe provisoire doit être composé de 6 à 9 membres choisis pour leur républicanisme,  leur intégrité morale et leur compétence. Ce comité aura pour charge, essentiellement, de définir les modalités pratiques de l’organisation de la conférence, d’en arrêter le programme et d’élaborer les documents de base. Ce  Comité pourrait faire appel à toute personne ou  créer tout groupe de travail et recueillir toute suggestion. Le Comité devrait remettre son rapport aux trois présidents au plus tard 15 jours après la publication du décret de création du CNP-CN.

Ce Comité devrait répondre d’une manière précise aux huit  questions fondamentales suivantes : (i) Qui convoquer à la Conférence Nationale ? (ii) Que discuter lors de la tenue de la Conférence Nationale ? (iii) Comment organiser cette Conférence ? (iv) quelle durée  pour la tenue de cette Conférence ? (v) Quel contenu donner au règlement intérieur de la CN ? (vi) Quelle loi fondamentale  adopter pour gérer la nouvelle transition ? (vii) Faut-il remettre «en service » la Constitution de 59 afin d’éviter le vide constitutionnel ? (viii) Quels documents fournir aux délégués de la Conférence afin de faciliter le travail des Commissions de la CN ?

A l’évidence, la question de la souveraineté de la CN devrait être clarifiée avant la convocation de cette dernière. A notre avis, la Conférence Nationale doit être  souveraine et ses décisions  exécutoires. Cette Assemblée devra publier, dès le lancement de ses travaux, une Déclaration sur les objectifs et les compétences de la Conférence Nationale.

Nous avons l’obligation de commencer ce processus de Conférence Nationale au plus tard dans une semaine ou deux. Au-delà, cette proposition deviendrait caduque et sans intérêt eu égard à l’imminence de la date fatidique du 23 octobre 2012.

Mesdames, Messieurs les membres de la Constituante, l’échec de toutes les transitions exige de la classe politique une action salutaire pour prendre des décisions collectives, seules aptes à remettre la Tunisie sur le chemin de la reconstruction et de la paix civile.

Si, en raison d’un refus quelconque de vous vous démettre, le peuple ne vous pardonnera jamais la perte définitive de la sécurité, des acquis républicains, du redémarrage de l’appareil productif et de l’économie en général. Il vous imputera tous les échecs passés et à venir, la pauvreté et le chômage en étant les exemples les plus insoutenables.

Dans l’intérêt du peuple tunisien, sachez partir à temps dignement et démocratiquement.
Vive la Tunisie, vive la République.

Mustapha STAMBOULI, expert international en planification