Par une décision arbitraire sans consultation aucune, le gouvernement provisoire a annoncé le 12 mai 2012 le dégel de l’enseignement dans la Grande Mosquée Zitouna. Comment peut-on accorder à une institution un statut particulier l’acquittant de toute référence scientifique, sans contrôle aucun ? L’Etat perd de facto ses prorogatives et droit de regard sur le niveau et la formation des enseignements. Zitouna devient de facto le Vatican tunisien ! Comment est-il possible qu’un exécutif provisoire puisse prendre une décision aussi grave signant le retour à l’archaïsme ? Cet acte est une annonce solennelle de la fin du réformisme tunisien voire l’amorce de la mise à mort de la République car ce Modèle d’organisation sera généralisé et les institutions relevant de l’Etat tout simplement balayées. L’institution Zitouna annonce la fin de l’enseignement républicain et l’imposition de l’enseignement religieux sur toutes les disciplines. Comment peut-on concevoir une médecine religieuse ?!
Un certain Salem Adali, membre du comité scientifique de la mosquée Zitouna n’a-t-il pas déclaré que «parmi les objectifs de la révolution tunisienne est l’abolition de l’école primaire et son remplacement par une autre coranique» et ajouta : ” Nous œuvrons pour un retour de l’enseignement fondamental de la religion dans nos écoles et nos lycées, et nous souhaitons avoir le soutien du ministère de tutelle, nous organiserons des conférences dans ce but, pour élargir les consultations sur le sujet”. … « La fin du parcours d’enseignement secondaire sera couronnée par un « diplôme d’adaptation » remplaçant le baccalauréat et qu’au terme des études universitaires l’étudiant aura un « diplôme religieux ». Plus de doute sur les intentions, le projet et la stratégie adoptée par ces réactionnaires-obscurantistes.
Le gouvernement provisoire, en choisissant le 12 Mai pour réactiver l’enseignement dans la Grande Mosquée Zitouna, exprime, en filigrane, que l’enseignement public et républicain actuel est l’œuvre du traité du Bardo du 12 mai 1881 instituant le protectorat de la République française sur la Tunisie. Ainsi crée-t-on amalgame et confusionnisme pour des desseins obscurs et un agenda du salafisme et du jihadisme.
Nous voilà, au lieu de nous projeter dans l’avenir par l’ouverture d’un centre de recherche sur les énergies renouvelables, la biotechnologie, les nanotechnologies ou sur les mutations socio-économiques, en train de faire revivre un enseignement dépassé et partisan à la Mosquée Zitouna.
Avant Bourguiba, Khareddine avait jugé insuffisant et archaïque l’enseignement zitounien dispensé aux élèves de cette institution religieuse et avait décidé en 1875 la création du Collège Sadiki à l’image des établissements européens de l’époque. Il avait exigé l’enseignement des sciences exactes, des langues, de la philosophie et des sciences humaines, un enseignement digne d’une Nation cherchant à sortir de son isolement et de son sous-développement.
Bourguiba, dès son accession au pouvoir, a mis sur pied une école nationale, unique, moderne, tunisienne, mixte et généralisée et a procédé au démantèlement progressif de la Zitouna. En 1962, il décida de mettre fin à la mission d’enseignement de la Mosquée Zitouna et il institua dans certains lycées publics la section A donnant un enseignement de qualité en arabe avec le même contenu que la section B qui, elle, dispensait l’enseignement en arabe et en français. Plus tard, il créa la Faculté de Théologie de Tunis pour former principalement des enseignants dans les disciplines en relation avec la religion musulmane. Bourguiba, en procédant à la liquidation de l’enseignement coranique, a poursuivi les réformes initiées par le réformisme impérial (création de l’Ecole polytechnique du Bardo et du Collège Sadiki, réforme de la Zitouna) ainsi que par le réformisme colonial (écoles franco-arabes, réforme de l’enseignement traditionnel).
Bourguiba, comme Khereddine, a désiré mettre à niveau l’enseignement de base dispensé aux élèves afin de leur permettre de poursuivre des études supérieures dans des prestigieuses universités en Occident comme en Orient arabe. Sans la connaissance des mathématiques, de la physique, de la chimie, de la philosophie ou des langues étrangères, il serait difficile voire impossible de songer au rêve de l’université et du doctorat. Bourguiba, en tant que républicain, a refusé la discrimination et a exigé que tous les tunisiens et tunisiennes aient le même cursus et une chance égale dans l’enseignement. Il a mis fin aux pratiques primitives et archaïques de bourrage de crâne qui favorisent l’assimilation des connaissances non par la réflexion et l’analyse mais par la répétition et le «par coeurisme».
Le retour à l’enseignement à la Mosquée ZITOUNA à l’heure des bouleversements technologiques et des NTIC s’annonce anachronique et confirme le passéisme voire l’adhésion au salfisme de la classe politique au pouvoir. Cet acte prémédité est le premier du genre ouvrant la Tunisie aux pratiques réactionnaires des imams et des commerçants de la religion.
L’Islam doit vivre son temps voire le devancer. Accepter cette dérive signifie l’installation d’un clergé religieux, les fatwas, une justice parallèle se basant sur la Charia, la disparition progressive de l’Etat civil, les privilèges pour une minorité et, dans le sillage, la remise en cause de toutes nos avancées sociétales. Nous dirigeons-nous vers la séparation des genres et l’imposition de l’habit traditionnel pour les hommes et le Niqab pour les femmes ? Ce retour à l’archaïsme implique-il le non accès des filles à l’école suite à leur refus de s’ensevelir sous le Niqab ? Ce petit jeu malsain obéit-il à un diktat golfique pour justifier la répression du mouvement réformateur-contestataire des jeunes dans les pays du Golfe, en particulier en Arabie Saoudite où, rappelons-le, une jeune étudiante a été massacrée par la police islamique lors d’une manifestation sur un Campus.
Loin de moi l’idée de justifier le contenu actuel de l’enseignement en Tunisie. Ben Ali a excellé en «médiocrisant» l’Ecole publique. In fine, il l’a vidée de son rôle primordial : assurer l’égalité des chances par un enseignement de qualité dispensé à tous les enfants à travers la République ; au contraire, il a favorisé le développement des écoles privées accessibles aux plus riches, la sélection par les collèges et lycées pilotes réservés à ceux et celles dont les parents ont les moyens de payer des cours particuliers. Ben Ali a détruit et saboté l’université en créant des instituts bidons, voies de garages pour falsifier le taux de chômage dans le pays. Les diplômes délivrés par ces instituts n’ont aucune valeur ce qui explique en partie le chômage massif des jeunes. Il est doublement responsable de la désespérance de la jeunesse et d’une catastrophe économique.
L’état de délabrement de l’enseignement public tunisien à tous les niveaux mérite une refonte globale et systémique afin de le sortir de son hibernation et de sa déchéance. En tout cas, l’enseignement coranique à la Mosquée Zitouna n’y remédie en rien, à l’inverse, il confortera le conservatisme et le repli sur soi à l’heure de la mondialisation.
L’enseignement public doit sortir de ses éternels problèmes dont il a toujours pâti. Le système éducatif ne répond plus aux exigences des temps modernes et aux mutations que vit la Tunisie d’aujourd’hui. Notre enseignement traverse une crise profonde et le recul de la Tunisie en matière de développement résulte principalement à l’inefficacité de son enseignement. Un plan d'urgence avec une batterie de mesures pour chaque secteur de l'enseignement doit être préparé par des Etats Généraux de l’Enseignement et proposé au prochain gouvernement non provisoire. L’efficacité du système éducatif est réellement possible même à moyens constants. Mahmoud Mesaadi, père de la réforme de l’enseignement en Tunisie, réussit avec très peu de moyens à dispenser un enseignement de qualité à tous les enfants de la Nation.
Pourquoi aujourd’hui, malgré toutes les potentialités disponibles, sommes-nous incapables de concevoir des réformes en phase avec les exigences de la contemporanéité? Nous ne sommes pas condamnés à nous rabattre sur la non-réforme, c.à.d. la réactivation de la mosquée Zitouna !
Quand allons-nous réagir, partis politiques, syndicats, société civile, au démantèlement progressif et planifié des pans entiers de la République. Ne rien faire aujourd’hui c’est garantir le retour au case départ : l’anarchie, l’archaïsme et le délitement de l’Etat républicain. Ce qui frappe face à cette agression du fondement même de la République, c'est l'incapacité des leaders politiques à comprendre ce qui se passe. Cette situation résulte bel et bien de l’acceptation du principe même de la Constituante et de l’abandon de la Constitution de 1959. Toute la classe politique est coupable de crime contre la Nation et sa République.
Mustapha STAMBOULI, expert international en planification