Lettre ouverte aux Députés Parlementaires sur l’évaluation et la mise en place de l’impôt sur la fortune (ISF)
Mesdames et Messieurs les Députés,
Nous nous permettons de vous
adresser cette lettre ouverte pour exprimer nos préoccupations profondes et
sincères face au projet de mise en place de l’impôt sur la fortune (ISF), qui
est actuellement examiné au Parlement. Avant toute initiative législative
concernant un prélèvement aussi délicat, il est impératif de questionner les
fondements, les modalités et surtout les conséquences d'une telle réforme pour
notre économie, notre justice sociale et, plus crucial encore, la confiance des
citoyens dans les institutions publiques.
1. Diagnostic et contexte
i- Le projet, tel qu’il est
présenté, pourrait engendrer des bouleversements économiques notables,
exacerbant des tensions sociales déjà visibles, notamment parmi les classes
moyennes et inférieures qui peinent à supporter l’effort fiscal actuel.
ii- L’expérience passée avec l’impôt
sur le patrimoine immobilier (IPI) a montré des difficultés d’application et un
échec relatif à atteindre les objectifs fixés. Dès lors, il est essentiel
d’expliciter en quoi le cadre de l’ISF pourrait réussir là où l’IPI a échoué,
notamment en termes d’efficacité et d’équité.
iii- Plus de 50% des ménages
échappent à l’imposition ou restent invisibles aux yeux du système fiscal, tout
en continuant à bénéficier des subventions de l’État (carburant, produits de
consommation de base). Ce phénomène témoigne d’une inégalité structurelle et
d’une inefficacité flagrante dans la collecte des recettes publiques.
2. Problèmes et risques
i- Une réforme fiscale aussi
ambitieuse, si elle est mise en place sans une préparation adéquate et une
évaluation rigoureuse des impacts, risque d’aggraver les distorsions
économiques au lieu de les corriger.
ii- Sans une réforme préalable de l’assiette fiscale, des mécanismes de
recensement des patrimoines et des outils de collecte, l’ISF pourrait provoquer
davantage d’injustices sociales et de mécontentement populaire qu’il n’en
résorberait.
iii- Les coûts administratifs induits par une telle réforme, ainsi que les
effets potentiellement négatifs sur la formalisation de l’économie, nécessitent
une attention particulière. Une mise en œuvre prématurée pourrait nuire à la
croissance et à la stabilité économique.
3. Propositions et conditions de
réussite (à intégrer dans une réforme globale)
i- Élargir et moderniser
l’assiette fiscale : Il est indispensable d’étendre et de moderniser la
base imposable, en instaurant des mécanismes clairs de déclaration et de
recensement des patrimoines. Cela permettrait de réduire l’informalité et
d’améliorer la traçabilité des revenus et des biens.
ii- Renforcer la lutte contre l’évasion fiscale : Des mesures strictes
contre l’évasion et l’évitement fiscaux doivent être accompagnées d’une
transparence accrue, d’un échange d’informations et d’une incitation à la
conformité volontaire.
iii- Optimiser l’utilisation des recettes fiscales : Les ressources
supplémentaires générées par l’ISF doivent être utilisées de manière
transparente, redistribuées de façon ciblée et mesurable, afin de financer les
services publics essentiels et de soutenir les initiatives de solidarité
nationale.
iv- Intégrer l’ISF dans une réforme fiscale globale : L’instauration de
l’ISF ne doit pas être isolée, mais s’inscrire dans une réforme complète et
préalable du système fiscal, afin d’éviter des effets pervers et garantir une
justice fiscale réelle.
4. Démarches recommandées
i-Étude d’opportunité et d’impact
indépendante : Il est crucial de mener une étude approfondie, menée par des
experts indépendants, qui évaluera les conséquences économiques, sociales et
budgétaires de l’ISF.
ii- Consultation publique : Une véritable concertation avec les parties
prenantes, y compris la société civile, les associations professionnelles, les
experts économiques et fiscaux, ainsi que les organisations représentatives des
contribuables, est indispensable pour assurer que la réforme réponde aux
besoins réels du pays.
iii- Mécanismes de suivi et d’évaluation continue : Il convient
d’instaurer des mécanismes rigoureux de contrôle et d’évaluation afin de suivre
l’impact de la réforme et d’ajuster les mesures en fonction des résultats
observés.
5. Appel à la responsabilité et à la
prudence
Les élus ont la responsabilité
morale et politique d’adopter des solutions durables qui renforcent l’économie
nationale, favorisent la solidarité et préservent la cohésion sociale. Une
réforme précipitée, sans étude d’impact rigoureuse et sans une consultation en
profondeur, pourrait non seulement éroder la confiance des citoyens envers
l’État, mais aussi compromettre l’efficacité de l’action publique.
Dans un contexte où l’économie
tunisienne traverse des turbulences, il est impératif de ne pas ajouter de
nouvelles incertitudes fiscales et sociales qui risqueraient de paralyser
davantage l’activité économique et d’affaiblir l’Etat de droit.
Conclusion
Si l’objectif ultime de cette
réforme est d’assurer une meilleure redistribution des richesses et de financer
de manière plus équitable les services publics, cela ne pourra être accompli
que dans le cadre d’une réforme fiscale plus large et plus cohérente. Il est
essentiel de mettre en place des mécanismes de traçabilité des patrimoines, de
lutter résolument contre l’évasion fiscale et d’assurer une plus grande
transparence dans l’utilisation des fonds publics. Nous appelons les députés à
faire preuve de prudence et à adopter une approche mesurée, fondée sur des
données solides, un dialogue ouvert avec les citoyens et un réel souci de
justice fiscale.
Mustapha STAMBOULI, Ingénieur ENIT/EPFL à la retraite et ancien Expert auprès des
agences des Nations Unies
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