24 novembre 2025

Lettre ouverte aux Députés Parlementaires sur l’évaluation et la mise en place de l’impôt sur la fortune (ISF)

 Tunis, le 13 Novembre 2025

Lettre ouverte aux Députés Parlementaires sur l’évaluation et la mise en place de l’impôt sur la fortune (ISF)

Mesdames et Messieurs les Députés,

Nous nous permettons de vous adresser cette lettre ouverte pour exprimer nos préoccupations profondes et sincères face au projet de mise en place de l’impôt sur la fortune (ISF), qui est actuellement examiné au Parlement. Avant toute initiative législative concernant un prélèvement aussi délicat, il est impératif de questionner les fondements, les modalités et surtout les conséquences d'une telle réforme pour notre économie, notre justice sociale et, plus crucial encore, la confiance des citoyens dans les institutions publiques.

1. Diagnostic et contexte

i- Le projet, tel qu’il est présenté, pourrait engendrer des bouleversements économiques notables, exacerbant des tensions sociales déjà visibles, notamment parmi les classes moyennes et inférieures qui peinent à supporter l’effort fiscal actuel.

ii- L’expérience passée avec l’impôt sur le patrimoine immobilier (IPI) a montré des difficultés d’application et un échec relatif à atteindre les objectifs fixés. Dès lors, il est essentiel d’expliciter en quoi le cadre de l’ISF pourrait réussir là où l’IPI a échoué, notamment en termes d’efficacité et d’équité.

iii- Plus de 50% des ménages échappent à l’imposition ou restent invisibles aux yeux du système fiscal, tout en continuant à bénéficier des subventions de l’État (carburant, produits de consommation de base). Ce phénomène témoigne d’une inégalité structurelle et d’une inefficacité flagrante dans la collecte des recettes publiques.

2. Problèmes et risques

i- Une réforme fiscale aussi ambitieuse, si elle est mise en place sans une préparation adéquate et une évaluation rigoureuse des impacts, risque d’aggraver les distorsions économiques au lieu de les corriger.
ii- Sans une réforme préalable de l’assiette fiscale, des mécanismes de recensement des patrimoines et des outils de collecte, l’ISF pourrait provoquer davantage d’injustices sociales et de mécontentement populaire qu’il n’en résorberait.
iii- Les coûts administratifs induits par une telle réforme, ainsi que les effets potentiellement négatifs sur la formalisation de l’économie, nécessitent une attention particulière. Une mise en œuvre prématurée pourrait nuire à la croissance et à la stabilité économique.

3. Propositions et conditions de réussite (à intégrer dans une réforme globale)

i- Élargir et moderniser l’assiette fiscale : Il est indispensable d’étendre et de moderniser la base imposable, en instaurant des mécanismes clairs de déclaration et de recensement des patrimoines. Cela permettrait de réduire l’informalité et d’améliorer la traçabilité des revenus et des biens.
ii- Renforcer la lutte contre l’évasion fiscale : Des mesures strictes contre l’évasion et l’évitement fiscaux doivent être accompagnées d’une transparence accrue, d’un échange d’informations et d’une incitation à la conformité volontaire.
iii- Optimiser l’utilisation des recettes fiscales : Les ressources supplémentaires générées par l’ISF doivent être utilisées de manière transparente, redistribuées de façon ciblée et mesurable, afin de financer les services publics essentiels et de soutenir les initiatives de solidarité nationale.
iv- Intégrer l’ISF dans une réforme fiscale globale : L’instauration de l’ISF ne doit pas être isolée, mais s’inscrire dans une réforme complète et préalable du système fiscal, afin d’éviter des effets pervers et garantir une justice fiscale réelle.

4. Démarches recommandées

i-Étude d’opportunité et d’impact indépendante : Il est crucial de mener une étude approfondie, menée par des experts indépendants, qui évaluera les conséquences économiques, sociales et budgétaires de l’ISF.
ii- Consultation publique : Une véritable concertation avec les parties prenantes, y compris la société civile, les associations professionnelles, les experts économiques et fiscaux, ainsi que les organisations représentatives des contribuables, est indispensable pour assurer que la réforme réponde aux besoins réels du pays.
iii- Mécanismes de suivi et d’évaluation continue : Il convient d’instaurer des mécanismes rigoureux de contrôle et d’évaluation afin de suivre l’impact de la réforme et d’ajuster les mesures en fonction des résultats observés.

5. Appel à la responsabilité et à la prudence

Les élus ont la responsabilité morale et politique d’adopter des solutions durables qui renforcent l’économie nationale, favorisent la solidarité et préservent la cohésion sociale. Une réforme précipitée, sans étude d’impact rigoureuse et sans une consultation en profondeur, pourrait non seulement éroder la confiance des citoyens envers l’État, mais aussi compromettre l’efficacité de l’action publique.

Dans un contexte où l’économie tunisienne traverse des turbulences, il est impératif de ne pas ajouter de nouvelles incertitudes fiscales et sociales qui risqueraient de paralyser davantage l’activité économique et d’affaiblir l’Etat de droit.

Conclusion

Si l’objectif ultime de cette réforme est d’assurer une meilleure redistribution des richesses et de financer de manière plus équitable les services publics, cela ne pourra être accompli que dans le cadre d’une réforme fiscale plus large et plus cohérente. Il est essentiel de mettre en place des mécanismes de traçabilité des patrimoines, de lutter résolument contre l’évasion fiscale et d’assurer une plus grande transparence dans l’utilisation des fonds publics. Nous appelons les députés à faire preuve de prudence et à adopter une approche mesurée, fondée sur des données solides, un dialogue ouvert avec les citoyens et un réel souci de justice fiscale.

Mustapha STAMBOULI, Ingénieur ENIT/EPFL à la retraite et ancien Expert auprès des agences des Nations Unies

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